Pelléas et Mélisande à Bordeaux : trois belles prises
Originellement prévues en version concert, ces deux représentations de Pelléas et Mélisande à Bordeaux avaient pourtant retenu l’attention de nombre d’amateurs d’opéra depuis l’annonce de la saison. À cette occasion, trois jeunes artistes francophones majeurs prennent en effet les rôles mythiques de cet opéra. Ainsi, Chiara Skerath interprète Mélisande pour la première fois, face au premier Pelléas de Stanislas de Barbeyrac et au premier Golaud d’Alexandre Duhamel. Évitons tout suspens : ces trois artistes devraient revenir souvent à ces rôles.

Alexandre Duhamel (qui évoquait cette prise de rôle en interview il y a peu) n’a pas de cheveux blancs sur les tempes, mais il incarne un Golaud qu’on ne peut comparer qu’aux références actuelles de ce rôle, bien qu’il en propose une vision nouvelle, plus noire et plus sauvage (réservez vos places pour entendre son Zurga dans Les Pêcheurs de perles à Limoges). Son phrasé, dur dès les premiers instants du drame, se fait plus caressant et prévenant lorsqu’il cherche à comprendre la tristesse de Mélisande. Il devient même animal lorsqu’il est saisi de jalousie. Cette ambivalence se retrouve dans l’émission vocale, d’abord claire et tendre, avant de se gorger d’air pour exprimer l’implacable violence qu’il prête à son personnage. Il laisse ensuite transparaître des sanglots dans sa voix lorsqu’il demande pardon à Mélisande, rendant son personnage émouvant et profondément humain.

Il n’est pas si souvent donné d’entendre le rôle de Pelléas chanté par un ténor, même si Stanislas de Barbeyrac (réservez vos places pour ses récitals à l'Athénée ou à l'Eléphant Paname, ou bien pour l'Heure espagnole à Bastille), son interprète du soir (à retrouver ici en interview), rappelle que Debussy a écrit le rôle en clé de sol. Pour autant, le registre grave du ténor est très sollicité, ce qui ne le perturbe pas : si quelques notes restent serrées en fond de gorge, il impose la plupart du temps une voix sûre dans ce registre. Avant sa première intervention, il se tient assis, le regard triste, prostré à l’avant-scène, la lettre de son ami Marcellus dans les mains. Se balançant d’un pied sur l’autre pour marquer la gêne de son personnage dont son timbre clair et son jeu scénique font ressortir la juvénilité, il offre d’abord un phrasé pleurant, qui s’affermit au fil de l’intrigue pour finir par atteindre un lyrisme conquérant avant de mourir.

Chiara Skerath (à redécouvrir ici en interview ou en récital à l'Eléphant Paname là) incarne avec finesse et intensité une Mélisande chétive mais volontaire, dont le vibrato rapide et léger peint un tremblement lorsqu’elle fait face à Golaud. Lorsqu’il est blessé, elle se fait toutefois tendre et son timbre devient doux et satiné. Sa voix ronde s’affirme ensuite lorsqu’elle défie son destin aux côtés de Pelléas. Elle murmure « Je t’aime aussi » d’une voix sépulcrale : cet aveu qui scelle la jalousie de Golaud les conduit à la mort, dont elle fait un moment émouvant par son économie de mouvements et sa voix droite, bien projetée.

Sylvie Brunet-Grupposo met à disposition de Géneviève, dont elle est l’actuelle référence, sa voix fine dans l’aigu, qui s’arrondit d’un timbre moiré et brillant dans le grave. Son vibrato large et rapide agit comme un tremblement dramatique annonçant le drame qui se construit inexorablement. Jérôme Varnier (qui chantera dans Hamlet à l'Opéra Comique) compose un Arkel à la voix extrêmement profonde de l’homme qui décrypte l’âme humaine, la prosodie martiale du souverain et le timbre lumineux de la bonté. Il ne lui manque que le volume, qui lui aurait permis de mieux s’acquitter de la difficulté qui consiste à chanter depuis le fond de scène, derrière un orchestre imposant. Jean-Vincent Blot chante quant à lui à la fois le Berger et le Médecin d’une voix bien posée, émise avec un legato soigné. Il n’y a rien à reprocher à Maëlig Querré qui se voit confier le rôle d’Yniold à 16 ans. Le regret est toutefois bien réel que ce rôle si important et complexe dramatiquement et musicalement n’ait pas été distribué à une chanteuse plus expérimentée et mûre techniquement.

Marc Minkowski, Directeur de l’Opéra de Bordeaux, officie à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine dans une version de l’œuvre ayant précédé la création, et dans laquelle les interludes entrecoupant les scènes n’avaient pas encore été composés. Le timbre ténébreux des violoncelles et des contrebasses pose d’emblée l’ambiance de cette œuvre sondant les tréfonds de l’âme humaine. La souplesse du chef laisse ainsi éclore le mystère que le livret impose et que la musique renforce. L’interprétation reste toutefois très précise lorsque la partition est figurative : le scintillement des étoiles est ainsi délicatement évoqué par la harpe, comme l’approche de midi est rendue par les tintements vifs et joyeux du glockenspiel. Le son filé du violon vibrant laisse toutefois çà et là percer quelques lueurs d’optimisme, notamment dans les derniers accords de l’œuvre. Des choix de tempi ou de ralentissements soudains interrogent sans pour autant gâcher la prestation.
À cheval entre la mise en scène et la mise en espace, limités dans leurs possibilités par l’absence de moyens techniques de l’Auditorium, Philippe Béziat et Florent Siaud dirigent les chanteurs dans un espace scénique largement occupé par l’orchestre. Projetées sur des rideaux de tulle permettant des jeux de transparence, des projections vidéo, impressionnistes, concrètes ou surréalistes (les yeux qui s’ouvrent sur des formes non identifiées font penser à Miro) peuplent cet espace, peignant des ambiances pour accompagner le drame. Comme dans l’œuvre de Maeterlinck, le réalisme s’y jette dans le mystère, effaçant les frontières entre ces deux mondes.
Deux occasions seront données au public d'entendre cette oeuvre en concert dans les prochains mois : au TCE avec Devieilhe et Andrieux ou à l'Opéra Comique avec Degout