Mélancoliques et captivantes Songs par Lucile Richardot au Théâtre de la Croix-Rousse
Dans le cadre de son Festival, le Centre culturel de rencontre d’Ambronay collabore avec le Théâtre de la Croix-Rousse, à Lyon, pour un spectacle de musique baroque avec une mise en scène audacieuse. Ce soir, la tâche est confiée au jeune comédien et metteur en scène Samuel Achache. Pour porter l’univers sonore anglais que sont les Songs, inspirations du jeune Henry Purcell (1659-1695) avant qu’il ne devienne la figure musicale britannique emblématique, il plonge le public dans l’esprit de Sylvia, une ex-future mariée souffrant de profondes crises de mélancolie. Dans ce monde intérieur désordonné, elle invite les idéaux des personnes qu’elle rencontre, leur faisant jouer une comédie orchestrée par celle qui gère tout, sa sœur Viviane, et même leur mère, femme dépressive et froide car abandonnée et brisée par la vie. Ce monde imaginaire, où les souvenirs sédimentés recouvrent de terre la scène, est un tel refuge pour cette jeune fille désespérée qu’elle réussit à s’y introduire en personne pour y chercher le repos. Elle finit par le trouver : après avoir imaginé son mariage parfait, où elle serait la seule réceptrice de l’intérêt et de l’amour des autres, qu’elle ne perçoit pas dans la vraie vie, elle s’imagine mise en bière, en fin de compte seule dans le silence et l’obscurité.
La comédienne Sarah Le Picard est une Sylvia pour laquelle on ne peut que ressentir compassion, et même pitié lorsqu’elle morcelle ce qui représente son cœur (une plaque de polypropylène blanche et froide) et dont elle distribue les morceaux à tous, même au public qui se les passe de spectateur en spectateur –curieux mais vraisemblablement pas intéressé par ce matériau sans valeur. Viviane, incarnée par Margot Alexandre, est malgré elle le seul rayon de soleil dans cet univers mélancolique : par son bégaiement et sa rudesse attendrissante, elle crée un décalage comique, parfois hilarant, bienvenu et même essentiel. Lucile Richardot joue la mère, aux gestes autoritaires et tragiques, souffrante d’avoir trop aimé un amant qui l’a abandonnée et de ne pas avoir su aimer ses enfants. Les musiciens de Correspondances font également entièrement partie de la mise en scène, jouant les invités imaginaires tout en interprétant par (et avec) cœur la musique sur leurs instruments. Le baryton René Ramos Premier est un personnage supplémentaire, intervenant quelques fois en tant que comédien ou chanteur pour quelques duos avec Lucile Richardot.
Chaque passage de musique, malheureusement trop rares, suspend le temps. Tout d’abord, la présence même de Lucile Richardot est envoûtante et sa voix est de suite captivante avec son premier air « Care-charming sleep » (Sommeil qui charmes le souci) de Robert Johnson (1583-1633). Dans « Give me my lute » de John Banister (1630-1679) puis « Whiles I this standing lake » (Tandis que de ce lac dormant) de William Lawes (1602-1645), la chanteuse alto fait entendre sa voix superbe, aux phrasés plein de sens et d’une sincère sensibilité. Son timbre est toujours savoureux, frémissant et intense dans les graves, chaleureux dans les médiums et lumineux dans les aigus, avec toutefois une belle homogénéité d’un registre à l'autre. La ligne vocale est particulièrement belle et émouvante lors du « O Powerful Morpheus » de William Webb (ca.1600-1657). Elle est rejointe par René Ramos Premier pour le touchant duo d’Orphée et Pluton « Howl not, you ghosts and furies, while I sing » (Ne hurlez point, fantômes et furies, cependant que je chante) de Robert Ramsey (1590-1644) et le bref trio avec Sébastien Daucé « O Precious time » de Martin Peerson (1571-1650). Le baryton a la projection suffisante pour défendre ses interventions mais est loin encore de la technique et de l’assurance de sa collègue. Les instrumentistes se font aussi de bons choristes pour la scène d’Orpheus, bien que leurs talents brillent avec leurs instruments. Si la justesse n’est pas toujours parfaite –la mise en scène ne permettant pas le ré-accord des instruments pour ne pas rompre le rythme–, l’équilibre est toujours impressionnant, malgré les évolutions sur scène et les différentes positions de l’ensemble, grâce à une attention extrême et une connaissance sans nul doute parfaite des œuvres. Après un profond Misere mei Deus de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704), les musiciens sortent et deviennent des ombres derrière les parois translucides, laissant Sylvia avec la réalité qu’elle ne faisait que fuir et que lui impose la mort : elle est seule.
Lucile Richardot et toute l’équipe sont longuement applaudies pour ce spectacle qui sait allier musique et théâtre, mélancolie et humour, baroque et modernité.