Jenufa à Dijon : de l’intérêt de bien s’occuper de "sa belle-fille" !
On ne change (presque) pas une équipe qui gagne : fort du succès remporté par une magnifique Katia Kabanová en 2015, Laurent Joyeux, le Directeur de l’Opéra de Dijon, fait appel au même orchestre, au même chef, mais a cédé la place, pour la mise en scène, à Yves Lenoir – qui était son assistant en 2015. Musicalement, on retrouve chez les Czech Virtuosi toutes les qualités qui avaient fait le prix de leur Katia Kabanová, à commencer par une évidente familiarité avec l’œuvre qui génère une précision, une fluidité, des couleurs remarquables. Stefan Veselka dirige cet ensemble avec un grand sens des nuances, des couleurs et du drame. L’articulation entre les scènes est soignée, et les différentes ambiances sont contrastées (les tensions de l’acte I, le climax du II, la sérénité retrouvée au duo final) et prennent corps le plus naturellement du monde, sans que le chef ait jamais besoin de pousser l’orchestre à se livrer à quelque excès que ce soit. Cette direction, efficace et racée, vaut à Stefan Veselka un beau succès personnel.
Les personnages, imaginés par Gabriela Preissová dans la pièce dont le livret s’inspire, évoluent dans des décors (signés Damien Caille-Perret) qui, par leur simplicité et leur austérité, évoquent parfaitement le dénuement affectif dans lequel ils se trouvent - chacun, finalement, aimant (ou ayant aimé) sans être payé de retour. Les lumières soignées de Victor Egéa parent chaque scène d’une couleur idoine, plongeant l’action dans un gris terne et oppressant, ou évoquant de façon poétique la nuit du second acte et son ciel enneigé (contrastant avec les couleurs crues et blafardes de la chambre de Jenůfa). Nonobstant quelques scènes peut-être inutilement appuyées (les mains excessivement baladeuses de Števa puis de Laca, le viol de Jenůfa par Števa devant les paysans à l’acte I), la mise en scène d’Yves Lenoir met parfaitement en lumière la psychologie des personnages et leur apporte parfois un éclairage nouveau. Ainsi, l’idée de faire de la « maladie » de Kostelnička, au dernier acte, une addiction à l’alcool (le travers qu’elle condamnait le plus vertement chez Števa !) permet au personnage de libérer son Surmoi, de mettre au jour (par une danse dont l’exubérance contraste violemment avec le caractère corseté du personnage observé dans les deux premiers actes) la vie de frustrations qui fut la sienne, et de mieux comprendre la recherche obsessionnelle de ce qu’elle estime être le bonheur de sa belle-fille en qui elle projette tout ce dont elle-même a été privée : un amour sincère et partagé. Au dernier acte, après la révélation par Kostelnička de l’assassinat du bébé de Jenůfa, la sacristine quitte la scène accompagnée du maire. S’ensuit un long silence, finalement déchiré par un coup de feu : suicide ? meurtre ? exécution ? Le metteur en scène, judicieusement, laisse le spectateur dans l’incertitude.
La distribution brille par son homogénéité. Tous les seconds rôles (ils sont nombreux dans cet opéra), même les plus épisodiques, sont à leur place, tant vocalement que scéniquement. Axelle Fanyo (qui fut Elisabeth de Tannhäuser pour Jean-Claude Malgoire) et Roxane Chalard, respectivement Barena et Jano, disposent de beaux timbres, d'une ampleur vocale suffisante et d'une vraie présence scénique, leur permettant de ne pas réduire leurs personnages à de simples silhouettes. Helena Köhne, extrêmement crédible en grand-mère (malgré le jeune âge de la chanteuse) fait entendre un timbre chaud et velouté, paré de beaux graves profonds. Tomáš Král parvient à bâtir un vrai personnage à partir des quelques répliques de Stárek, grâce à son aisance sur scène, une voix bien projetée et une diction incisive.
Les deux demi-frères Laca et Števa s’avèrent différents et complémentaires vocalement et physiquement. Magnus Vigilius bénéficie d’une voix à l’émission naturellement haute, percutante – mais sans acidité. Son timbre légèrement claironnant convient à merveille à ce personnage de bellâtre fanfaron, séducteur et superficiel. Le chanteur se double par ailleurs d’un excellent acteur, extrêmement à l’aise scéniquement y compris dans les pas de danse qu’il exécute avec la même aisance que s’il fréquentait un club folklorique moravo-tchèque depuis son plus jeune âge ! Son physique svelte, ses longs cheveux blonds coiffés en arrière et sa tunique largement échancrée sur sa poitrine, contrastent on ne peut mieux avec l’allure de Laca/Daniel Brenna, de silhouette plus ronde, sagement vêtu, coiffé d’une impeccable raie sur le côté et au visage dissimulé derrière une épaisse paire de lunettes. Vocalement, Daniel Brenna s’avère lui aussi très à son aise : doté d’une voix puissante et chaleureuse, plus sombre que celle de son rival mais capable de nuances bienvenues (« Jenůfa, tu es la plus jolie de toutes … » ), il rend pleinement justice à son personnage y compris dans les passages les plus tendus vocalement.
Côté sopranos, les quelques doutes éprouvés au premier acte sont vite balayés. Jenůfa comme Kostelnička ont en effet tout d’abord du mal à se faire entendre dès lors que la pâte orchestrale s’épaissit un peu. Mais une fois échauffées, elles se font entendre dans la plénitude de leurs moyens. Si le médium de Sarah-Jane Brandon reste parfois un peu couvert par l’orchestre, elle délivre de beaux aigus, puissants sans être jamais criés, et offre un portrait complet et attachant du personnage, dans son aveuglement du premier acte, sa résignation douloureuse du second, puis sa révolte déchirante du III. Après des débuts moyennement convaincants (timbre manquant de projection, actrice surjouant la rigidité psychologique), le talent de Sabine Hogrefe explose à l’acte II, avec une supplique à Števa bouleversante et vocalement totalement maîtrisée dans les redoutables sauts d’intervalles auxquels elle est exposée, et au troisième acte où elle semble vivre enfin le mariage dont elle a rêvé (c’est elle qui porte une robe magnifique alors que la mariée Jenůfa, qui semble avoir renoncé à toute féminité, est vêtue d’une triste robe grise et a coupé sa longue chevelure), avant de s’effondrer dans un accès de culpabilité dévastateur.
Un spectacle fort, qui contribue à conforter la présence des œuvres de Janáček au sein du répertoire des théâtres lyriques de l'hexagone.