Mélodie française orchestrale à Royaumont avec Marion Lebègue
Dans le cadre d’une journée « Debussy en perspective », l’Abbaye de Royaumont propose un concert au programme explicitement baudelairien, « La nature est un temple », laissant sensibles au sens les correspondances au fil des arrangements et orchestrations d’ouvrages de Claude Debussy, de Jean Cras et d’Henri Duparc. Dans les orchestrations, les sons se prêtent au jeu des métamorphoses en une variété nouvelle de couleurs et de timbres, translations audacieuses rappelant combien l’écriture du compositeur français, que ce soit pour piano ou pour un ensemble restreint, est profondément orchestrale, tandis que du côté des arrangements, la Mer, originellement écrite pour plus de cent vingt musiciens, et les amples Nuages, résonnent en effectif réduit sans toutefois perdre ni en corps, ni en richesse de timbre.
Invitée pour l’occasion, Marion Lebègue troque sa robe de Nonne sanglante (rôle-titre qu’elle incarnait au Comique il y a peu) et de Mercédès (à Brégence) pour une robe rouge pimpante. D’une staticité noble, le visage tourné au loin vers le fond du réfectoire des moines, la mezzo-soprano se montre économe en mouvements et en manières, concentrant toute son expressivité dans la voix, le visage animé et les gestes précisément pesés (« Ô toi », la main élancée face à elle, interpellation lancée à l’auditoire tout entier). Domestiquant l’effectif de l’orchestre dès le premier poème de Baudelaire (Le Balcon) d’une voix pleine d’assurance et puissamment projetée aux aigus sopranisant et clairs (même poussés, ils demeurent contrôlés sans jamais devenir métalliques), la mezzo-soprano mobilise toute l’énergie de sa voix en des forte et fortissimi détonants qui emplissent l’espace de la salle. La délicatesse se retrouve en d’heureux decrescendi dans les chutes de phrases et des tenues bien maîtrisées dont elle mesure le fil jusqu’à l’évaporation (« ces baisers infinis »). À ce titre, L’Invitation au voyage y trouve un beau répondant, les « Luxe, calme et volupté » offerts avec une voix de soie. En outre, de belles notes caverneuses émanent mystérieuses (« La nuit s’épaississait ») et ombragées (« Sois sage, ô ma douleur » extrait de Recueillement). Alternant des passages bien legati et d’autres où chaque syllabe est légèrement appuyée, elle montre une diction française distinguée, devenant naturellement moins audible dans les passages exaltés où la voix s’ouvre très affirmée dans les aigus. L’on peut regretter que la formation instrumentale réunie, consistante phalange, conduise la mezzo-soprano à adopter une ligne vocale qui offre peu de place à la finesse, au caractère évanescent et vaporeux des lignes mélodiques, à la retenue charmante si adéquate au genre de la mélodie, discrets face à une voix bien souvent encline à une expressivité très dramatique.
D’une direction vivifiante, généreuse, parfois fantasque lorsque la partition l’appelle (L’isle joyeuse), Clément Mao–Takacs soutient sa phalange avec un investissement conscient et bienveillant, ce dernier appelant ou atténuant les pupitres de regards et d’amples gestes. L’ensemble respire, les voix sont bien distinctes, les Nuages ouvrant le concert offrent un ciel couvert de mille textures, La Mer, arrangée par le chef lui-même, se donne dans une interprétation sensible, pleine de charme, de mystère et d’un remous bouillonnant, aiguisée par une compréhension aigüe de la partition, alors que Les soirs illuminés par l’ardeur du charbon, originairement écrit pour le piano, s’épanouit à tempo modéré dans une atmosphère suspensive et en demi-teinte. Et lorsque la mezzo-soprano est sur le devant de la scène, le chef redouble d’attention, l’ensemble demeure dans un registre favorable au déploiement de la voix dont se détachent, entre autres, de belles doublures (le lyrisme des violoncelles dans Le jet d’eau).
De fervents applaudissements gratifient l’ensemble de l’équipage renforcés par l’arrivée de la mezzo-soprano qui vêtira prochainement le costume de Smeton (Anna Bolena) à Bordeaux au mois de novembre puis celui de Rosine (Un Barbier) à Reims le mois suivant.