Un Ange de feu passe et se dépasse à Aix-en-Provence
L’œuvre est rare, parce que confondante, encore aujourd’hui. Le livret, dû au compositeur, est inspiré d’un roman de Valéri Brioussov écrit en 1908. Symboliste, il traite du fonctionnement de la psyché humaine. Prokofiev, qui s’intéresse aux travaux de Freud, lui donne une dimension davantage psychanalytique. L'Ange de feu interroge même les frontières entre le surréel et le réel. Située dans l'Allemagne du 16e siècle, l’œuvre lui apporte une réponse violente, celle de l’inquisition et de sa chasse aux sorcières. La création de l’œuvre datant de 1954, le metteur en scène Mariusz Treliński replace ici le drame dans les années cinquante : les références cinématographiques sont celles d’Hitchcock.
Le dispositif scénique de Boris Kudlička représente des structures métalliques figurant des chambres d'hôtel et des cellules de couvent, mais aussi les cloisonnements du cerveau de l’héroïne, sa psyché éclairée ou dans les ténèbres, avec de discrètes insertions vidéo (signées Bartek Macias). Le dispositif symboliquement efficace, absorbe toutefois un peu les voix. Les costumes de Kaspar Glarner sont soit de tous les jours, soit de pacotille. Ils annihilent ou exacerbent le désir.

De fait, le jeu d’acteur est porté par la tension stridente de la musique. Il relève du corps à corps, de l’étreinte subie ou voulue entre Renata et Ruprecht, au début puis au tournant de l’œuvre. Les chanteurs s’engagent physiquement dans une lutte érotique à la fois animale et désespérée. La référence semble être la célèbre toile du Cauchemar de Fussli. L’impeccable chorégraphie de Tomasz Wygoda ordonne le chœur féminin, telle une armée, autour d’Heinrich, Madiel, puis de l’Inquisiteur (figures dominantes condensées par l’immense Krzysztof Bączyk, tout de blanc vêtu) en un ballet de jeunes athlètes olympiques sautant à la corde.
Les couleurs sont traitées par touche (meubles, costumes, néons publicitaires) et par zone (telle ou telle cellule). Elles sont criantes et empruntent à l’intégralité du spectre chromatique. Les accessoires récurrents du décor sont le lit et le poste de télévision. Le couple principal en use comme deux moyens essentiels de communication. Renata et Ruprecht, par des procédés de prestidigitateur, sont clonés en leur personnage enfantin (les deux protagonistes ne parviennent pas à sortir du stade infantile, celui des pulsions et visions érotiques, selon la théorie freudienne).

Renata est interprétée par la soprano lituanienne Aušrinė Stundytė (déjà impressionnante dans ce rôle à Lyon). Elle s’engage dans ce rôle exigeant de tout son corps et de toute sa voix. Elle semble possédée par le chant, puissant, projeté, modulé. Le timbre s'enroule de manière mimétique aux solos instrumentaux qui l'atteignent depuis la fosse. Elle sait moduler de manière fine et diverse le vibrato, la couleur, depuis la limpidité jusqu'aux limites du parlé-chanté. L'ensemble est clairement prononcé, énergiquement projeté, en dépit de postures physiques peu favorables au chant. Elle accomplit la performance d’être au paroxysme de la présence corporelle, expressive et vocale. Très souvent repliée en position fœtale, elle se déplie pour se prosterner lors du supplice final.

L’américain Scott Hendricks incarne Ruprecht, amoureux-servant de Renata. Son personnage est saisi dans son intimité quotidienne, en caleçon et tricot de peau. Sa ligne vocale est teintée d’une couleur russe et stylisée par des accents stravinskiens. Parfois recouverte par l’orchestre, la voix est chaude, expressive, humaine : ancrée dans une profonde soie de baryton, comme dans les contours lumineux, très légèrement et heureusement nasillés, de ses aigus.
Le/les rôles masculins impressionnants sont ceux qu’accomplit la basse Krzysztof Bączyk (ancien artiste de l’Académie), en docteur Faust et en Inquisiteur, de manière vocalement impeccable, puissante et de grande dimension. Andreï Popov campe un Méphistophélès, et de manière plus retenue un Agrippa von Nettesheim, de saltimbanque. Il se donne en spectacle, de manière outrancière et outrageante, mobilisant un organe sonore et ductile jusqu’au cri. Le timbre est doré comme une icône orthodoxe.

Les autres rôles féminins empruntent à la même énergie dramatique et lyrique. Le rôle double de voyante et de mère supérieure est accompli avec efficacité par le beau mezzo d’Agnieszka Rehlis. La patronne de l'auberge de Bernadetta Grabias, a l’indécence requise d’une voix de poitrine, aux graves mis en avant. Côté rôles au masculin et au pluriel viennent enfin celle, au naturel profond de Łukasz Goliński (Matthieu Wissmann / L'Aubergiste / Un serviteur) et insidieusement lumineuse, de Pavlo Tolstoy (Jakob Glock / Un médecin).
Kazushi Ono est placé à la tête de l’Orchestre de Paris. Il en extirpe toute la haute-tension. La fosse est tantôt transparente, tantôt lyrique. Elle passe rapidement d’un pupitre à l’autre (notamment des vents aux cordes), d’un registre à l’autre (surtout des extrêmes graves aux aigus). Le chef est en synchronie, comme en syntonie (en même temps, à la même fréquence de vibration), avec le plateau. Le chœur, féminin, de l'Opéra de Varsovie, est intégré de manière serrée à l’action et déploie une langue sonore, claquante et parfaitement rythmée.
Le public sort de deux heures de silence hypnotique, pour applaudir longuement, rythmiquement, cette nouvelle production du Festival International d'Art Lyrique d'Aix-en-Provence et de l'Opéra national de Pologne-Teatr Wielki, en coproduction avec l'Opéra et Ballet national de Norvège.
Elle sera transmise en direct sur Ôlyrix le 15 juillet 2018