La Philharmonie de Paris déploie ses tapis volants
Ce concert s'inscrit à la fois dans le cadre du Festival Palazzetto Bru Zane (qui propose de bien beaux voyages) et dans un "Week-end Rêves d'Orient" à la Philharmonie de Paris (qui offre des ateliers musicaux, contes et des visites de l'exposition Al Musiqa). Comme il se doit pour un programme Bru Zane (Centre de musique romantique française), l'Orient est ici vu sous le prisme des composteurs français nés au XIXe siècle.
Vincent d'Indy, qui ouvre le programme, n'est pas le plus sensible à l'orientalisme, il puise toutefois dans l'épopée assyrienne antique avec Istar, fusion entre une Orphée au féminin et Salomé, qui se rendit aux Enfers pour délivrer son amant et se dénuda en franchissant chacune des sept portes. Les couleurs orientales pigmentent sa forme impeccable, qui se déploie naturellement à travers les variations symphoniques : la cellule minimale (un motif de deux notes) s'ouvrant vers de grandes stases. Afin de justement servir ce déploiement d'un propos fondé sur une rigoureuse précision, l'Orchestre de Paris déploie sa remarquable synchronisation (notamment visible chez les contrebasses : la taille de leur instrument révèle, comme au microscope, leurs grands gestes parfaitement ensemble). Le visuel étant cohérent avec le sonore, les cuivres rutilants répondent à l'amplitude de ces gestes en poussant le volume jusqu'au craquèlement.
Le voyage étant ainsi initié, la soprano Measha Brueggergosman entre en scène pour Shéhérazade de Maurice Ravel (l'unique opus vocal de la soirée) dans un immense sourire, touchant l'épaule des premiers violonistes et saluant d'avance l'orchestre. Elle s'assure ainsi immédiatement la bienveillance des interprètes -comme du public- et rentre davantage encore dans ses bonnes grâces en offrant une ligne extrêmement articulée, donc d'autant plus facile à accompagner pour les musiciens et pour le chef d'orchestre Fabien Gabel. De même, cette articulation permet d'abord de bien suivre le texte, mais elle va croissant, au point que les syllabes exagérément détachées amoindrissent l'intelligibilité. D'autant qu'elle articule encore davantage dans les mouvements rapides, amoindrissant d'autant le volume, rapidement recouvert par l'orchestre. Dans les passages piano, son menton relevé obtient toutefois des aigus très vibrés (sans abandonner sa belle résonance grave), du bout de ses lèvres, parfois fort étirées. Toujours apaisé, son regard se fait distant lorsque la mélancolie prend la place de l'émerveillement : une attitude bien plus éloquente que la voix et qui lui obtient des applaudissements spontanés entre chaque mélodie du cycle. Après Asie, le second poème, La Flûte enchantée, passe comme un rêve porté par les différents solos disséminés dans l'orchestre et L'Indifférent verse dans une douce récitation, l'orchestre prolongeant sa suavité vers un long decrescendo, mais la chanteuse en fait autant et la musique s'éteint dans la même nuit étoilée que sa robe.
Le poignet aussi mobile que son bassin n'empêche nullement Fabien Gabel de marquer tous les changements rythmiques, une qualité cardinale pour l'œuvre d'Albert Roussel, notamment cette étonnante et impressionnante virée vers l'Inde avec Padmâvatî, marée emportant de grandes vagues, en alternant avec de petites écumes, et pour cause : Roussel fut d'abord marin et, contrairement à ses collègues compositeurs, il avait bel et bien visité l'Asie qui irriguait ses partitions. La conclusion de l'œuvre passe de la mer à un délicat débarquement sur la terre ferme, pour s'enfoncer immédiatement dans des sous-bois (la tierce mobile -intervalle de trois notes donnant la couleur du mode- rappelle les forêts orchestrales et la forêt de Fontainebleau dans Don Carlos de Verdi).
Le programme se referme en hommage à l'art chorégraphique (dont les seuls "danseurs" sont ici les archets et les baguettes), d'abord avec Khamma musique de ballet et même légende dansée, une commande de la chorégraphe canadienne Maud Allan, dont Claude Debussy n'acheva qu'une version pour piano, orchestrée par Charles Kœchlin. L'œuvre est ainsi bicéphale mais elle offre indéniablement des qualités uniques des deux artistes : le génie coloriste de Debussy et la science orchestrale de Kœchlin (dont le Traité de l'orchestration demeure une référence incontournable). La danse vient se joindre à l'exotisme pour faire le lien avec le dernier morceau du programme, la deuxième suite d'Antoine et Cléopâtre composée par Florent Schmitt. La danse et plus particulièrement la légendaire danseuse Ida Rubinstein (1885?-1960) qui dansa souvent en Cléopâtre et Shéhérazade, commanda Le martyre de Saint Sébastien à Debussy et dansa la première chorégraphie d'Istar. Le premier mouvement d'Antoine et Cléopâtre, "Nuit au Palais de la Reine" se recale rythmiquement, mais "Orgie et danses" est hélas moins en place alors que toute sa saveur moderne repose sur la virulence infaillible des contre-temps (rappelant l'Alborada del gracioso de Ravel plongeant même vers l'Allegro barbaro de Bartók, et de foire). Bien plus à l'aise sur les amples et nobles montées, la phalange referme Le Tombeau de Cléopâtre et cette soirée (avec certains accents trompetant rappelant ceux d'Aïda, menant vers la fermeture finale de son tombeau : esclave de la Princesse d'Égypte ou Reine d'Égypte, même destin tragique).