Festival Musica Nigella 2018 : une promenade musicale sur la Côte d'Opale
Le week-end de clôture offre quatre concerts lyriques : La Voix humaine de Poulenc au salon Musica Nigella de Tigny-Noyelle, Orphée et Eurydice de Gluck à la chartreuse de Neuville-sous-Montreuil, Cendrillon d'Isouard en version concert à l'hôtel de ville du Touquet (notre compte-rendu) et un spectacle dédié à l'exotisme dans l'œuvre de Maurice Ravel au Kursaal de Berck-sur-Mer.
Logé dans l’espace feutré et accueillant du Salon Musica Nigella de Tigny-Noyelle, dans lequel siège au milieu d’une bibliothèque boisée remplie d’ouvrages une petite estrade accompagnée d’un piano, La Voix humaine de Poulenc trouve une incarnation dans la soprano Masayo Tago, fraîchement diplômée de l’École Nationale de Musique Alfred Cortot. En guise de prélude, la spectaculaire "pièce cruelle pour piano" de Marzena Komsta intitulée À toi mon amour confronte des notes fluettes à de puissants accords très dissonants, augurant sous les doigts du pianiste la violence des passions rencontrées par Elle (dénomination du personnage unique dans La Voix humaine).
Habitée par son personnage, donnant la juste expression pour rendre le jeu et l’intonation de la voix naturels, Masayo Tago, se montre très convaincante aussi bien sur le plan de la dramaturgie (crucial dans cet opus) que celui de la voix. Malgré un espace scénique confiné (un combiné, une chaise haute et deux tatamis, poétique du dépouillement par Mireille Larroche), la soprano use à bon escient de tous les éléments du décor jusqu’au coffre du piano, sur lequel elle vient s’allonger à la fin de l’ouvrage. Dans cet espace confiné véhiculant parfois une sensation d’étouffement qui se marie à merveille avec la situation du personnage, l’éventail des passions véhiculées s’incarne aussi bien par des attitudes corporelles que par un ensemble d’expressions du visage dont profite le public à quelques centimètres de la chanteuse. Résigné, colérique, emporté, effacé, ce visage porte les multiples facettes du texte de Cocteau sans tomber dans l'artificialité du sur-jeu. La voix, bien projetée, s’accorde au texte par des intonations variées allant de notes élancées timidement du bout de la voix (« Mon pauvre amour à qui j’ai fait du mal ») jusqu’à l’emportement le plus violent (« Je devenais folle ») en des fortissimi riches de caractère sans perdre en justesse. Le parlé-chanté est d’une limpidité charmante, alors que les lignes les plus élancées se déploient avec souplesse. Enfin, un précieux sens de la diction rend la compréhension du texte aisée tout au long du spectacle.
Le lendemain, cap vers la chartreuse de Neuville-sous-Montreuil, monastère devenu un centre culturel où, à côté de son grand cloître et de son jardin botanique, l’église convie les visiteurs pour un Orphée et Eurydice à la mise en scène sobre et poétique. Le couloir de l’église symbolise ainsi le chemin vers les enfers, dans lequel s'engouffre le héros à travers des âmes (le chœur, éclaté) errantes, perdues. Transcrite pour deux violoncelles par Vérène Westphal, la chair de la partie orchestrale de l’ouvrage résonne à l’arco comme en pizzicato : doubles cordes, basses moelleuses, parties intermédiaires aux arpèges montant et descendant et lignes mélodiques saillantes dans les aigus se rencontrent ainsi sous les mouvements arachnéens des interprètes.
Campé par la mezzo-soprano Anne Maugard, Orphée prend ici l'apparence d'un vaillant paladin. La mezzo-soprano montre un grain de voix très agréable, une voix ondulée aux « r » roulés entre des mediums chaleureux et des aigus clairs. Le phrasé est soigné, dans les récitatifs, mais surtout dans les passages nécessitant des lignes bien legato (« Laissez-vous toucher par mes pleurs »). Incarnant d’abord un Amour masqué et mutin, sautillant de part en part et accompagnant sa prosodie par des mouvements à la limite de la caricature (singeant les mouvements plaintifs d’Orphée tel un écho moqueur), Camille Slosse montre une voix de soprano légère d’une grande souplesse. Très vibrée, elle prête au personnage une légèreté qui lui sied admirablement. Se dévoilant en Eurydice un peu plus tard vêtue d’une robe noire, la soprano se fait plus dramatique, poussant la voix sur les « Fortune, ennemie » en des lignes plaintives. À leurs côtés, Pascal Gourgand porte la voix des Furies avec autorité, légèrement vibrée et prise au fond de la gorge, jusqu'à adoucir l'attaque de ses notes lorsque celui-ci est charmé par les chants d’Orphée (« Quels chants doux et touchants »).
Si l’ouvrage de Gluck est la matière première du spectacle, sa fin est coupée pour offrir un dénouement tragique, Orphée se tuant auprès de son Eurydice. Et alors que le ciel dégagé illumine les vitraux de l'église, la célébration de l'amour par Amore résonne en bis par les trois voix complices des interprètes.
Après le savoureux Cendrillon d'Isouard à l'hôtel de ville du Touquet, le festivalier retrouve le Kursaal de Berck-sur-Mer, salle de concert à quelques pas de la plage, pour un concert de clôture dédié à l'exotisme dans l’œuvre de Maurice Ravel. À cette occasion, l'on retrouve les bohémiennes Tzigane, Rhapsodie espagnole et Shéhérazade (transcrits pour l'Ensemble Musica Nigella par Takénori Némoto), mais aussi les Trois poèmes de Mallarmé interprétés par la mezzo-soprano Marie Lenormand. Dans cet opus, elle montre une voix douce, couverte et feutrée, l’attaque des notes marquée par une légère retenue. Réservée, la voix s’élance en des aigus doucement vibrés et lustrés, avant de se mouvoir dans des graves enveloppés (« Une rue dans les ténèbres »). Dans Shéhérazade, la voix gagne en amplitude et en caractère au fil des « Je voudrais » et le jeu scénique en expressivité (tel un visage corsé accompagnant l’allitération en « s » sur « je voudrais voir des assassins souriants »). Poussée jusqu’à devenir saillante dans les aigus, elle se fait plus délicate dans les vers « Il me semble que chaque note s'envole / De la flûte vers ma joue / Comme un mystérieux baiser », mimant de la voix le geste exprimé par ces mots. L’ouverture de la voix sert la diction de la chanteuse, qui se fait ici une heureuse conteuse du texte ravélien.
À côté de ces opus avec voix, la harpe (Iris Torossian), le quatuor à cordes, la flûte traversière et la clarinette de l’Ensemble Musica Nigella offrent un remarquable Introduction et allegro. Les passages en tierces (clarinette–flûte violon–alto) sont très élégants, les pizzicati bien sonores et les crescendi assurés ensemble. La harpe d’Iris Torossian est entièrement dans la mesure et la justesse. Les arpèges sont déployés avec poésie et nuance, les motifs mélodiques bien dégagés. Dans la longue cadenza, qu'il soit joué en octave enrobé de basses dans un registre grave ou en harmonique sous des aigus caressés, celui-ci est bien mis en évidence. L’effectif s’agrandit pour une Tzigane portée par le violon virtuose de Pablo Schatzman, qui déploie d’amples octaves, des tierces et sixtes corsées, d’enivrants glissandi et autres accords joués pizzicati et attaqués avec vigueur, le tout dans l’esprit d’une longue improvisation dégageant tout le potentiel de l’instrument soliste. Transcrite pour son Ensemble Musica Nigella par Takénori Némoto, la partition instrumentale porte admirablement les couleurs de l’ouvrage tout en émettant un son raffiné et riche en timbres.
Le Festival Musica Nigella montre ainsi une programmation séduisante et une originalité par la forme des ouvrages (avec les transcriptions du chef), la qualité des artistes conviés, mais aussi la diversité des lieux de concert, offrant à l’amateur de belle musique un voyage convivial sur la Côte d’Opale. Le dynamisme, l’accueil et l’amabilité de l’équipe et de toutes les figures de l'ombre (bénévoles, amis du Festival) rendent cette heureuse expérience musicale et humaine possible.