La Salle Gaveau fête La Kermes
Le grand spectacle pyrotechnique de cette soirée commence dès l'entrée en scène, en dansant, se dandinant, se trémoussant d'une Simone Kermes resplendissante avec collier, boucle d'oreille et bague brillant comme le diamant et l'or des paillettes dorées à ses manches, mais surtout dans une incroyable robe à paniers (elle reviendra après la pause dans une sobre robe noire, mais capée d'une cascade de nénuphars rouges). La tenue superlative est à l'image des postures baroques : la diva écarquille les yeux, tire la langue, lance des regards et des griffes de tigre. Dès la fin du premier morceau, elle crie à la cantonade un grand Bonsoir ! et souhaite un beau voyage au public, comme elle l'invitera à profiter de l'entracte par un Maintenant, Champagne et finira la soirée avec MERCI PARIS ! Mais elle met aussi toute cette énergie à faire applaudir et saluer un à un chacun de ses musiciens, à l'entracte, à la fin du concert et après les bis.
Fort heureusement, le spectacle est aussi vocal. Certes, la cantatrice met un certain temps à se chauffer au début du concert et après l'entracte, le grave semblant avoir disparu et l'aigu stridulant, tandis que le souffle court interrompt plusieurs fois la même phrase. Kermes reprend pourtant bientôt consistance et elle séduit aisément par une grande homogénéité dans le medium avec un contrôle impeccablement équilibré du vibrato. Ces qualités font merveille dans la douceur contenue des airs plus lents, mais c'est avant tout pour les vocalises pyrotechniques que le public est venu si nombreux et fervent voir la Kermes, il n'en sera pas déçu !
Pour ce faire, le programme a été fort bien choisi. Nicola Porpora offre tour-à-tour la tristesse éplorée et un véritable théâtre de passions. L'investissement vocal qu'y déploie Kermes parvient même à ne pas rendre excessifs ses grands gestes, mimiques et grimaces.
Fait rare et preuve de la qualité de cet ensemble, les instrumentistes sont aussi applaudis lors des morceaux sans voix que la diva après ses performances. Composée de huit musiciens (quatre violons dont un alto, ainsi qu'un continuo avec violoncelle, contrebasse, clavecin et théorbe), la phalange se met entièrement et intensément au service de Kermes et se suspend à son souffle (le violon 1 donnant de souples indications des épaules, ou bien de la main lorsqu'il ne joue pas). Laissés seuls, ils sont éloquents (même sans voix), déployant leurs caractères fougueux et leurs accents puissants. Le continuo surtout est un spectacle à part entière, le théorbe (Gianluca Geremia) aux airs d'auto-portrait de Courbet émettant d'intenses inspirations sonores, mais par-dessus-tout, le violoncelliste (Giuseppe Mule) est déchaîné ! Il tire le cou au maximum vers l'avant, se mordant les lèvres, exhibant des yeux révulsés, pleurant en fouettant son instrument et chantant de manière sonore. Un spectacle à lui seul des transes que peut susciter la musique.
Premier violon, Boris Begelmann est d'une virtuosité éblouissante dans les passages rapides, l'archet bondit (littéralement, loin de l'instrument) et tournoie en balayant les quatre cordes, tandis que la main gauche lustre le manche avec agilité et vigueur. Pourtant, dans un paradoxe qui n'est pas si rare (et qui est dû au changement d’intensité soudain), les passages moins rapides perdent la justesse et le rythme.
"Chi non sente al mio dolore", air d'Epitide dans Merope de Broschi est très bien choisi pour une reprise émouvante (l'occasion de noter le choix d'un programme aux morceaux longs, avec force reprises et ornements permettant de déployer un discours). D'autant qu'il mène vers la merveille d'un duo amoureux entre voix et violon sur "Lieto così talvolta" du personnage Farnaspe dans Adriano in Siria (Pergolesi).
La voix finit par fatiguer un peu, mais l'énergie nullement tout au long de ce concert qui frôle les trois heures, avec la générosité rare de quatre bis. Ces cadeaux supplémentaires sont aussi l'occasion pour les musiciens de faire une incursion dans un répertoire plus contemporain : Youkali de Kurt Weill, en français (enfin presque) et en tango (assurément !), puis Where Have All the Flowers Gone? (écrit en 1955 par Pete Seeger), popularisé en Europe par Marlene Dietrich (Sag mir, wo die Blumen sind) et en France par Dalila. Mais les prestations mémorables sont dans le premier et le dernier bis, des airs légendaires : "Son qual nave ch'agitata", célèbre aria extrait de l'opéra Artaserse composé par Riccardo Broschi (frère aîné de Carlo Broschi, le castrat de légende connu sous le nom de Farinelli), puis "Lascia ch'io pianga" (Rinaldo de Haendel). Le public passe du rire aux larmes et finit en délire devant ces tubes portés par une Kermes chamboule-tout !