Une Petite Messe bordelaise
Lorsque Rimbaud pose la plume en 1875, on s’interroge sur son mystérieux silence et les causes possibles de l’impuissance créatrice qui le frappe à 20 ans. Quand Rossini se tait après la création de Guillaume Tell en 1829, on accuse de paresse celui que Berlioz traitait de « gros homme gai ». Près de 40 opéras composés en 17 ans, sans compter les mélodies, cantates, œuvres sacrées, hymnes et autres pièces instrumentales : l’histoire de l’art offre des exemples plus convaincants de « paresse » ! D’autant que le silence du compositeur n’est pas vraiment complet : Rossini composera encore notamment deux œuvres sacrées majeures, le Stabat Mater (1841) et la Petite Messe Solennelle (1864).
Moins célèbre que le Stabat, sans doute moins facile d’accès, la Petite Messe solennelle a cependant connu ces dernières années un regain de faveur, sous sa forme originelle (« petite » messe avec deux pianos et un harmonium – en lieu et place de l’accordéon que Rossini avait d’abord souhaité) ou remaniée par Rossini lui-même (« Messe solennelle » avec orchestre). Le concert proposé par l’Opéra de Bordeaux propose une interprétation d'une « très » petite messe solennelle : un seul piano et, en guise d’harmonium, un orgue électronique aux sonorités peu flatteuses, souvent couvertes par le piano. Difficile, dans ces conditions, d’apprécier pleinement le talent de Jean-Marc Fontana, un talent qui est pourtant certain et reconnu, notamment en tant qu’accompagnateur lors de récitals ou de concours de chant, tel le prestigieux concours international Plácido Domingo. D’autant que le Prélude religieux et le Ritornello précédant le Sanctus sont coupés. Le pianiste Guillaume Coppola a davantage l’occasion de briller, d’abord parce que sa partie est plus importante et plus nettement audible que celle de l’orgue électronique, mais aussi parce qu’il ouvre la soirée avec les belles Six consolations de Liszt. Dès cette première partie de concert, Guillaume Coppola fait montre d’un jeu élégant et racé, précis, tout à la fois expressif et sobre. Qualités qui se retrouveront dans la Petite messe. Un exemple parmi d’autres : la basse ostinato jouée par le piano au début du Kyrie présente bien ce caractère angoissé et oppressant requis par le texte de la prière : « Seigneur, prends pitié ! », et non le rythme sautillant et jazzy qu’on y entend parfois !

Il faut aussi féliciter le Chœur de l'Opéra de Bordeaux (30 chanteurs au lieu des 8 prévus dans la partition originale) et leur chef pour leur impeccable interprétation : sous la direction de Salvatore Caputo, l’œuvre trouve le juste (et difficile) équilibre entre lyrisme et spiritualité. Les émotions suscitées par le texte liturgique et génialement mises en musique par Rossini (la ferveur, la supplication, la fougue, la crainte, l’enthousiasme) sont remarquablement rendues, tout en restant circonscrites dans le cadre expressif relativement sobre imposé par le contexte religieux. Les choristes, quant à eux, sont admirables d’engagement, de précision, de musicalité, de virtuosité (le jubilatoire Et vitam venturi saeculi du « Et resurrexit »).
Mais l’intérêt majeur du concert réside dans la possibilité offerte à de jeunes chanteurs plus que prometteurs de faire entendre leurs qualités vocales et interprétatives. Trois d’entre eux ont déjà tissé des liens plus ou moins étroits avec la ville de Bordeaux : Rira Kim (soprano) y a remporté le Premier prix « Opéra » du Concours international de chant Robert Massard en 2016. Adriana Bignagni Lesca (contralto) a suivi la classe chant/art lyrique du Conservatoire de Bordeaux et a déjà interprété à l’Opéra plusieurs seconds rôles. Thomas Bettinger (ténor) a lui aussi intégré le Conservatoire de la ville, où il a suivi la classe d’Art Lyrique de Lionel Sarrazin. Guilhem Worms (basse) est le seul à ne pas avoir d’attaches spécifiquement bordelaises : il a étudié la musique et le chant à Paris et Dijon, avant de se produire notamment aux côtés de Jean-Claude Malgoire.
Une première constatation : même s’ils ne sont pas tous parvenus au même degré de maîtrise de leur art, le plaisir de chanter, le sérieux, l’engagement de ces jeunes artistes fait plaisir à voir et à entendre ! Côté messieurs, Guilhem Worms projette une voix saine, dont le timbre personnel attire l’oreille. Le large ambitus de sa partie est assumé, des graves profonds de voluntatis dans « Et in terra pax » aux aigus de Jesus Christe dans le « Quoniam » (même s’il frôle l’accident sur le second, habilement rattrapé !). Par ailleurs, la physionomie du chanteur présente un aspect lunaire qui semble le prédisposer, si les espoirs qu’on peut légitimement placer en lui se confirment, au rôle de Don Quichotte ! Un chanteur à suivre en tout cas, et qu’on aura plaisir à retrouver à Tours en septembre dans le rôle de Gottfried dans Les Fées du Rhin d’Offenbach, récemment redécouvertes à Budapest.

Thomas Bettinger assure la partie de ténor avec conviction et sans encombre, même si la fatigue se fait entendre à la fin du redoutable Domine Deus. Sa volonté de nuancer les couleurs et l’intensité vocales (il tente même un piano sur l’aigu de gloriam tuam dans le « Kyrie ») sont quoi qu’il en soit très appréciables. La carrière de ce jeune ténor, après notamment Faust à Massy, Cavaradossi à Saint-Étienne, Pinkerton à Reims, semble maintenant bien lancée. À suivre également !
Côté dames, la prestation de Rira Kim est globalement honorable, mais l’assise de la voix est mal assurée, ce qui engendre parfois un vibrato insuffisamment contrôlé. Par ailleurs, les nuances se font rares : le chant se cantonne trop souvent à un mezzo forte qui ne permet qu’une expressivité limitée. Un diminuendo (par exemple sur les miserere nobis du « Qui nobis »), un piano ou pianissimo seraient les bienvenus, notamment lors des reprises (d’une simple phrase ou d’une strophe) afin de susciter l’émotion par une variation des couleurs.
Adriana Bignagni Lesca offre la prestation la plus impressionnante de la soirée. La voix est ample, belle sur toute la tessiture, surtout dans les graves, profonds et mordorés. L’émotion est bien présente tout en étant contenue, comme il se doit dans une œuvre sacrée. Le bouleversant « Agnus dei », considéré comme le testament musical de Rossini, est à n’en pas douter le moment fort de la soirée. Adriana Bignagni Lesca n’a pour l’instant offert que des participations secondaires aux spectacles auxquels elle a participé (d'aucuns se souviennent de son numéro hilarant en Louise dans La Vie parisienne sur cette même scène en septembre dernier). Les vrais rôles, dorénavant, semblent lui tendre les bras.
« Bon Dieu. La voilà terminée cette pauvre petite messe. (…) Peu de science, un peu de cœur, tout est là. Sois donc béni et accorde-moi le Paradis », écrivait Rossini après avoir achevé sa partition. Aucun doute : s’il ne tenait qu’au public bordelais (parmi lequel de nombreux adolescents, particulièrement attentifs), enthousiaste et applaudissant chaleureusement l’ensemble des interprètes, le musicien gagnerait directement le Ciel, sans même passer par le purgatoire !