Ruzan Mantashyan : « Fiordiligi et Mimi vont m’ouvrir des portes »
Ruzan Mantashyan, vous chanterez prochainement Micaëla dans Carmen à l’Opéra de Montpellier. Où en êtes-vous dans les répétitions ?
J’ai rencontré le metteur en scène Aik Karapetian et il m’a présenté les caractéristiques de cette production. Elle sera très différente de toutes les Carmen que vous avez déjà vues. Pour les chanteurs, ce sera difficile mais intéressant.
En quoi sera-ce difficile ?
Lorsque ce n’est pas une version traditionnelle, c’est toujours plus difficile de rendre la pièce intéressante, crédible : nous devons plus travailler avec le metteur en scène. En l’occurrence, l’équipe créatrice fait un très bon travail. La distribution est également composée de chanteurs formidables et le chef est sympathique et très efficace. Dans tous les cas, ce sera donc un bon spectacle.
Comment le metteur en scène vous a-t-il présenté son concept ?
Il est venu avec toute son équipe, et nous a fait une très belle présentation vidéo. Il nous a ensuite décrit son idée : chaque acte représentera l’un des quatre éléments. Le premier acte est celui de l’eau. Au départ, ils voulaient mettre de l’eau sur scène mais cela rendait le changement de décor avec l’acte II difficile donc ils ont trouvé une autre solution. Les actes suivants représentent respectivement la terre, l’air et le feu. L’intrigue se déroule dans une autre galaxie et Carmen est la reine de l’une des planètes. Elle a un superbe costume bleu qui fait penser au film Avatar, avec de très beaux tissus qui rendront très bien sur scène.
Sous quel angle votre personnage est-il représenté dans cette production ?
Je suis une sorte de fantôme. Je rappelle à Don José, qui est un guerrier, d’où il vient. Escamillo est engagé pour protéger la planète de Carmen, qui est composée de matériaux précieux, très convoités par des forces extérieures. Le public devra assister au spectacle avec l’esprit ouvert afin d’accueillir cette proposition et accepter le voyage que nous allons leur offrir.
Valérie Chevalier a décrit la production comme une mise en scène inspirée par les séries télévisées. En regardez-vous ?
Oui, beaucoup, surtout lorsque j’ai une ou deux journées de pause entre deux représentations et que je ne dois rien faire qui puisse me fatiguer. Je regarde Game of thrones et des séries sur Netflix, mais aussi des documentaires et des films américains ou français. J’aime beaucoup Poldark, un programme de la BBC adapté à partir d’un livre. J’ai regardé la première saison, puis j’ai lu le livre, et je me suis rendu compte que l’ouvrage est en réalité bien plus intéressant que la série.
Vous lisez beaucoup ?
Comme je voyage beaucoup et que je n’aime pas les e-books, je ne peux pas emporter tout ce que je veux, je dois donc me montrer sélective.
Plusieurs mises en scène récentes de Carmen, comme celles de Calixto Bieito (compte-rendu ici), Dmitri Tcherniakov (à découvrir ici) ou Léo Muscato (détaillée ici) ont fait polémique. Appréciez-vous ces prises de distance avec les œuvres originales ?
Quelqu’un qui n’a jamais vu Carmen va généralement vouloir voir une version classique pour commencer. En revanche, quelqu’un qui a déjà vu l’œuvre de nombreuses fois, apprécie plus facilement de voir cette œuvre avec une relecture originale, comme ce sera le cas dans cette production. Cela dépend également de la personnalité du spectateur. À titre personnel, j’adore la Carmen classique, mais je suis aussi très heureuse de pouvoir choisir de la voir autrement. Par exemple, j’ai trouvé la version de Tcherniakov très intéressante : j’étais impatiente de savoir comment cela se terminerait.
Vocalement, comment décririez-vous le rôle de Micaëla ?
Juste avant, j’ai chanté ma première Marguerite [dans Faust, ndlr] à Genève [ici en compte-rendu, ndlr]. C’est le rôle le plus difficile que j’aie abordé. Qui plus est, il y a eu beaucoup de problèmes à gérer durant cette production. Ce travail m’a permis de dépasser mes limites. Micaëla est aussi un nouveau rôle : il nécessite beaucoup de contrôle, mais cela reste plus facile que Marguerite.
Que retenez-vous de votre Marguerite à Genève ?
Georges Lavaudant m’a aidée à construire un personnage original et émouvant. Mais ce qui m’a enthousiasmée a été ma rencontre avec Michel Plasson. Après avoir appris le rôle, j’avais écouté quelques enregistrements, et j’avais justement beaucoup apprécié la version dirigée par lui. J’ai donc été ravie d’avoir la chance de débuter ce rôle sous sa direction.
Qu’avez-vous appris de lui ?
Il m’a donné ce conseil après la Première : « Ne te force jamais à chanter plus fort quand l’orchestre joue trop fort. Chante même moins fort : l’orchestre s’ajustera et, s’il ne le fait pas, ce n’est pas ton problème. » C’est un grand chef qui ne couvre jamais les voix des chanteurs. C’est une forme de respect.
L’année dernière, vous avez chanté le rôle de Mimi dans La Bohème, après avoir chanté Musetta à plusieurs reprises. Avez-vous vécu cette prise de rôle comme une étape ?
Quand j’ai chanté Musetta pour la première fois, j’avais 22 ans. Je pensais que je ne pourrais jamais chanter Mimi, car, lorsque je l’écoute, j’ai systématiquement envie de pleurer. L’association du texte et de la musique est si belle ! Toutefois, les choses sont finalement différentes lorsque vous écoutez et lorsque vous chantez. Je continuerai de pleurer en l’écoutant, mais quand je le chante, je vis ce que vit Mimi : elle accepte son sort, sa mort et est simplement contente d’être entourée de ses amis. Ce rôle était une très belle opportunité et un rêve qui se réalisait, et je le chanterai régulièrement dans les prochaines saisons. C’est une grande étape, mais j’étais prête à la franchir parce que, lorsque j’étais à l’Académie de Mirella Freni, j’ai entendu tellement de chanteuses travailler Mimi que je connaissais le texte et la musique : cela m’a beaucoup aidée lorsque j’ai pris le rôle.
Qu’avez-vous pensé de la mise en scène de Cosi fan Tutte à Lille (décrite ici en compte-rendu), à laquelle vous avez pris part en début de saison ?
Le travail avec Christophe Honoré a été très agréable. Il aime tenir compte de la personnalité des interprètes et sait, le cas échéant, adapter quelques détails en fonction des qualités de chacun. Il a essayé de faire autre chose de Cosi, que les mises en scène classiques où les femmes sont stupides et naïves. La fin écrite par Mozart et Da Ponte ne permet pas de déterminer ce qu’il s’y passe exactement : il y a une grande liberté d’interprétation. La première moitié de l’œuvre est assez claire et amusante : on peut y faire ce que l’on veut. La deuxième partie est plus profonde et plus sombre. La majorité des spectateurs ne va pas au théâtre pour tout critiquer mais pour profiter de ce que les artistes proposent. En l’occurrence, je trouve que c’est un spectacle intéressant, où les personnages sont bien développés.
Cette saison, vous avez eu beaucoup de prises de rôles et de débuts dans de nouvelles maisons : comment vivez-vous ce programme chargé ?
L’année n’est pas encore terminée et je n’ai pas de recul : j’essaye toujours de penser au futur et non au passé. Ceci dit, le rôle le plus complexe était Marguerite. J’ai donc beaucoup travaillé ce rôle, et j’ai pris peu à peu confiance dans mes possibilités.
Plus tard dans la saison, vous reviendrez à Paris pour chanter Xenia dans Boris Godounov (réservations ici). Comment avez-vous rejoint cette production ?
Comme j’ai fait partie de l’atelier lyrique de l’Opéra de Paris, c’est un prolongement naturel. Cela me donne l’occasion de chanter en russe, langue que je parle et que j’adore chanter.
Quels sont les rôles qui vont vous ouvrir des portes pour les saisons à venir ?
Je vais chanter à plusieurs reprises Fiordiligi et Mimi dans les années à venir. Je vais aussi prendre un rôle que j’attendais : Tatyana [dans Eugène Onéguine, ndlr].
Que retenez-vous de votre séjour à la Hochschule de Frankfort ?
La meilleure chose qui me soit arrivée, c’est ma professeure. Elle a toujours été là pour moi, pour me donner des conseils. En plus de la technique, j’ai beaucoup appris d’elle sur de nombreux sujets : la musique, la manière d’être ou encore la gestion du stress. Nous sommes toujours en contact et je travaille le plus souvent possible avec elle. Durant mon séjour à la Hochschule, j’ai pu faire mes débuts dans Les Noces de Figaro, La Clémence de Titus et La Bohème, donc cela a été une période très productive pour moi.
Qu’en est-il de l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris ?
Nous participions à deux ou trois productions entières par an. À côté, nous donnions beaucoup de concerts, il y avait du temps pour le tutorat, des cours de contrôle vocal, et ce dans une atmosphère très saine. J’ai eu la chance d’y rencontrer des personnes formidables. Ce furent aussi deux années très importantes pour moi. L’un des moments forts a été la production de Cosi fan Tutte : peu de jeunes chanteurs ont la possibilité de chanter de si grands rôles. J’ai également beaucoup aimé travailler l’opéra contemporain, avec Vol Retour et Maudits les innocents.
Seriez-vous intéressée par des concours internationaux, comme Operalia ?
D’une manière générale, je ne suis pas intéressée par les concours. Je ne sais pas si cela est dû à mon répertoire ou ma personnalité. J’ai fait le concours de Francisco Vinas à Barcelone où j’ai remporté le Prix Spécial. Une autre fois, j’ai remporté le Prix du Concours Toti Dal Monte de Trévise qui m’a donné la possibilité de chanter le rôle de Musetta. Mais je n’ai pas l’esprit de compétition.
Excepté Tatyana, quels sont les autres rôles qui vont marquer votre prochaine saison ?
Il n’y a pas d’autres grandes prises de rôles. Je ferai mes débuts dans un opéra baroque, Por, Le Roi indien de Haendel, en langue allemande.
Y a-t-il des débuts dans de nouvelles maisons de prévus ?
Je vais chanter au Korea National Opera, à l’Opéra de Zurich, à l’Opéra Comique de Berlin, ainsi qu’à Hambourg.
D’autres productions sont-elles prévues en France ?
Je reviendrai à l’Opéra de Paris dans deux ans, pour la saison 2019-2020.
Quelles sont vos ambitions pour les années à venir ?
Ce qui compte, c’est que j’évolue comme artiste. J’essaierai de développer raisonnablement mon répertoire en fonction de l’évolution de ma voix. Je souhaite, bien sûr, avoir l’occasion de chanter sur d’autres grandes scènes, mais ayant comme projet de chanter à Paris, à Munich, à Zurich, à Berlin, je m’estime déjà très heureuse !