Dialogues des Carmélites par Olivier Py au Théâtre des Champs-Élysées : Santo subito ?
La mise en scène d'Olivier Py plonge le drame dans un cloître étouffant, dont les hauts murs enferment d'abord les personnages près de l'avant-scène (ce qui renforce d'autant l'effet de cage sonore). Le plateau est rendu mobile par des murs coulissants, mais la cellule ne coulisse que pour former une grande croix, ouvrant sur une autre cellule pour seule perspective, puis sur des arbres, enneigés, morts, qui envahissent ensuite le plateau. Les décors et les costumes (signés Pierre-André Weitz) imposent une grisaille monacale, un plateau anthracite, entre gris clair et gris foncé. La seule lumière est divine et musicale, les seules touches de blanc appartiennent à la jeunesse sacrifiée de Blanche et sa camarade Constance, ainsi qu'à la mort imminente.
Patricia Petibon construit naturellement un caractère et une voix correspondant à merveille au personnage principal. Véritable oxymore, elle est à la fois héroïque et inquiète, comme son chant passe d'une voix droite naturelle et parlée à un aigu largement vibré. Sa résolution est émouvante lorsqu'elle entre dans les ordres, lorsque Blanche de la Force devient Blanche de l’agonie du Christ, le reflet de la guillotine luisant déjà dans sa pupille et dans sa voix. Grâce à son articulation appliquée des paroles et des notes, elle présente une aussi belle Blanche que sa Mélisande, sur cette même scène en mai dernier.
Sabine Devieilhe ne saurait mieux incarner Sœur Constance de Saint Denis, l'amie de Blanche, la soutenant d'une candeur et d'une voix radieuses. Disposant à merveille du premier "grand air", elle déploie un impeccable souffle et un soutien assuré, parachevant les rythmes soutenus par ses résonances qui montent droit vers les cieux (comme les bulles de savon qu'elle souffle avec l'eau d'un seau ferblanté).

La Mère supérieure Anne Sofie von Otter les accueille au Carmel avec sa belle articulation (malgré son accent germanique). Le chant est à la mesure du rôle, depuis les graves d'une voix blanche jusqu'aux aigus vibrants, bien davantage expressifs que ses mouvements tranchant (loin de la tendresse qu'elle doit ressentir pour la candeur de Blanche, en laquelle elle se reconnaît et qui lui reprend son nom de religieuse). La voix reste toutefois un spectacle sonore, à la mesure du spectacle scénique offert par son agonie : les parois s'écartant en croix pour révéler sa chambre entière collée au mur, comme si le spectateur démiurge regardait d'en haut cette femme rendue cadavérique par la lumière (de Bertrand Killy), le maquillage et la coiffure ébouriffée.

Sophie Koch propose une interprétation sobre pour Mère Marie de l’Incarnation, pleinement idoine au personnage. Dès lors, il est aisé de lui pardonner comme péchés véniels ses aigus tendus. En Madame Lidoine, Véronique Gens déploie sa voix large et franche sur tout le registre, par des lignes très vibrées et très appliquées à faire la morale devant le gynécée.
Dans cet opéra dont les femmes sont les héroïnes, ce sont les hommes qui chantent d'abord. Stanislas de Barbeyrac, le Chevalier de la Force est pour Blanche un frère protecteur et inquiet, à la fois puissant, tendre et noble, la dominant d'une bonne tête mais pour mieux la protéger, l'enlacer tendrement d'une si belle stature physique et vocale (le medium-grave très affirmé lui sert d'appui jusqu'en de véritables aigus de ténor, puissamment couverts). Intense en voix comme en jeu, son articulation modèle lui donne une place de choix dans le répertoire français (dans la foulée de sa prise du rôle de Pelléas à Bordeaux, le mois dernier). Il maîtrise sa voix jusqu'à l'emportement aux frontières du désespoir lorsque Blanche refuse de le suivre loin du Carmel et du danger, la voix sachant même s'alléger, au sommet de l'émotion. Nicolas Cavallier assume avec rondeur la douceur du père, Marquis de la Force. Sa voix ample est sonore grâce à son souffle généreux et malgré des paroles estompées.
La voix serrée de François Piolino, Père confesseur du couvent, sait s'adoucir dans le prolongement de ses fins de phrases, un souffle posé sur le son de la harpe. Enguerrand de Hys est un premier commissaire tonique, confessant sa piété aux religieuses, mais contraint de "hurler avec les loups". Sombre de voix comme de regard, le baryton-basse Arnaud Richard correspond au caractère fermé du second commissaire et d'un officier. Matthieu Lécroart est certes assourdi en Thierry et en médecin, mais il retrouve une agilité vocale en geôlier pour articuler avec alacrité les noms des religieuses, annonçant leurs crimes punis de mort.
L'Orchestre National de France dirigé par Jérémie Rhorer commence la soirée par un faux départ. Après quelques mesures, la fosse se tait. Le silence s'installe, bien vite pesant, d'autant que le Marquis de la Force est déjà entré sur scène. Contraint de tuer le temps, il feuillette un livre, se pose contre un mur et tourne en rond, attendant que les instrumentistes sortent de leur mutisme pour pouvoir chanter. Le silence s'éternisant, il finit par sortir de scène, tandis que les murmures crescendo du public succèdent au silence d'abord respectueux puis circonspect. Aucune raison ne sera donnée pour expliquer cet incident (le chef n'ayant pas souhaité apporter de justification, même à l'issue de la représentation) et le spectacle finit par reprendre du début. Au-delà de cet incident dans incidence, les conditions climatiques qui se sont abattues sur la capitale ont apparemment compliqué le travail et empêché certains musiciens, mais le chef a pourtant souhaité conserver son tempo globalement effréné (démultipliant d'autant les importants décalages et écarts de justesse). Fort heureusement, le génie de Francis Poulenc offre avec sa partition la rédemption, notamment par des interludes très poétiques. Les Chœurs sont maintenus à distance de l'action (vêtus de noir et placés dans les balcons par Olivier Py) mais leurs voix sont très présentes, rendant la menace du peuple révolutionnaire au risque -pris par Rhorer- de rompre l'équilibre des volumes sonores.

Les murs coulissants mènent vers le drame, formant un labyrinthe avec les menaces révolutionnaires, apportant une longue table, celle de La Cène, le dernier repas des Carmélites, qui reconstituent même une scène de Passion avec crucifixion sur une croix en carton-pâte. Les religieuses sont alors enfermées par ces murs coulissants, lacérés de meurtrières. La perspective se réduit à des rais de lumière dessinant sur les femmes des traits menaçants comme les guillotines qui s'aiguisent, déjà. Les religieuses reconquièrent toutes l'habit blanc, celui des prisonnières et des martyres. Blanche revenue au noir en quittant les ordres se rend d'elle-même à l'échafaud pour rejoindre ses sœurs, marchant vers le fond de scène étoilé (et le triomphe du public).
