Les Dichterliebe de Schumann : un souffle romantique sur le Centre de Musique de Chambre
Comme autant de petits joyaux, les seize Lieder forment un précieux rosaire égrené avec dévotion par ces deux interprètes remarquables issus des classes du CNSM de Paris.
Avec le printemps serein du mois de mai, l’amour éclot sur un flot de doubles-croches. Le second Lied introduit les pleurs et les soupirs comparés à un chœur de rossignols, Nachtigallenchor qui se retrouve dans le toucher profond de Tanguy de Williencourt, toujours respectueux des proportions et de la formidable acoustique de la salle Cortot qu’il exploite comme seconde caisse de résonance. Après cela, le très bref Lied Die Rose, die Lilie traverse l'auditoire d’une exaltation érotique fugace, d’un frisson réitéré dès la pièce suivante dans la plénitude vocale d’un baiser, résolu dans un murmure : ich liebe dich.
Ich will meine Seele tauchen rappelle, avec sa mélodie simple comprise dans un court ambitus de sixte (intervalle séparé par six notes), les sources populaires du Lied. La banale cruauté des amours à sens unique appartient autant au peuple qu’au poète, comme il le souligne dans le vaudeville tragi-comique Ein Jüngling liebt ein Mädchen : le charivari des flûtes et violons de la noce villageoise, évoqué ailleurs, cache à grand peine les tourments de l’âme passionnée.
Le Lied Im Rhein, im heiligen Strome se construit en deux parties contrastées : la cathédrale sonore bâtie sur des octaves solennelles à la basse, révélant le puissant Rhin et Cologne majestueuse, laisse place à l’expression d’une foi intime, d’une exaltation recueillie devant l’icône dorée où se confondent amour profane et amour sacré. Ces contrastes saisissants parcourent tout le cycle et forgent son originalité. Ainsi le baryton charnu éructe-t-il dans Ich grolle nicht, auquel succède l’écho pépiant de la Nature de Und wüßten's die Blumen, contrepied pianistique aux affres lyriques du poète.
Florian Hille passe ensuite à un registre mixte, léger, comme pour ne pas troubler la matinée d’été (Sommermorgen). Sa voix se brise en une déchirure de consonnes sur le verbe zerrissen. Vient alors le domaine onirique et les mots de Heine évoquent successivement trois rêves : d’abord, les pleurs, énoncés a cappella et ponctués d’un glas funèbre. Puis, un songe joyeux, Allnächtlich im Traume, empli d’amour et de mots doux tendrement exhalés. C’est enfin un rêve merveilleux, fantastique conte de fées emporté sur un rythme ternaire virevoltant. Le rêve se dissipe avec les accords doucement plaqués du piano suspendu aux lèvres du chanteur, tout comme le public.
Le cycle s’achève avec Die alten, bösen Lieder, complainte morbide sur un accompagnement obstiné, prémonitoire de la mort du musicien et du poète qui adviendra la même année 1856, seize ans après l’achèvement de ces Dichterliebe. Le postlude du piano entraîne le poète et ses amours vers la tombe. Cette fin tragique, digne de l’artiste romantique, est confirmée par le bis dont le talentueux duo gratifie le public enthousiaste de la Salle Cortot : « Je me suis retiré du monde », Ich bin der Welt abhanden gekommen extrait des Rückert-Lieder de Gustav Mahler, dernier grand compositeur de la lignée romantique avec qui s’était ouverte en novembre la saison du Centre de Musique de Chambre (Parlez pas de Mahler !). Dans ce répertoire plus tardif, Florian Hille construit avec simplicité de grandes phrases lyriques, nimbé dans la résonance discrète du piano.
Dans la tradition du Centre de Musique de Chambre, et suivant l’idée novatrice de son directeur Jérôme Pernoo, la soirée ne s’arrête pas là ! Après un en-cas revigorant, l’occasion de se réconcilier avec notre bas-monde, place aux jeunes compositeurs : ce soir-là, Joseph Pernoo (comme chez les Schumann, la musique est un destin familial) interprète ses propres compositions sur des poèmes de Baudelaire et Apollinaire. Le jeune baryton, secondé magistralement par Karine Sélo au piano, offre une lecture ardente de ces textes choisis avec goût. A 21h enfin, le concert-spectacle sur l’exil américain de Dvořák fait le bonheur des mélomanes et des passionnés d’histoire de la musique : une troupe d’instrumentistes impressionnants dialogue avec des archives sonores tout aussi fascinantes, pour évoquer la création par le compositeur bohémien d’une musique classique américaine.