Baroque Instinct : plongée au cœur du baroque virtuose italien
De Turin à Venise, de Naples à Londres, le public est convié, pendant près de 2h30 et à la faveur d’un programme varié, à voyager en compagnie de plusieurs générations de compositeurs baroques italiens : Tartini, Vivaldi, Sammartini et Porpora. Son rôle de guide, le surprenant Alexis Kossenko le joue avec maestria. On connaissait le musicien complet (capable de passer allègrement de la flûte traversière à la flûte à bec, alto puis soprano), le chef d’orchestre et le musicologue accompli. Ce soir-là, il s’est aussi révélé comme un maître de cérémonie aussi facétieux que sérieux, égayant de blagues et de bons mots sa présentation des pièces qui allaient être jouées, dans une bonne humeur générale propice à la convivialité.
Pour faire entrer « le soleil italien » dans la salle parisienne et réchauffer l’auditoire rosi par un froid quasi hivernal, Alexis Kossenko, dès l’ouverture, confronte le public à la « virtuosité extravagante et diabolique » de Tartini. Son propos est de montrer qu’elle ne se réduit nullement à une performance technique et spectaculaire, mais qu’elle peut aussi révéler une « suavité » et même une « vocalité ». Le flûtiste entend ainsi faire chanter — et même parler — son instrument, en se gardant de le réduire à un objet manipulable par des doigts agiles : il le traite presque comme un sujet vivant et vibrant, dont la colonne d’air serait proche de celle d’un chanteur et produirait des sons animaux (pépiement, gazouillement, sifflement), voire humains (lamento, plaintes, soupirs).
Dans ce premier concerto de la soirée (le Concerto en sol majeur pour flûte traversière Gimo 294), le soliste s’illustre en entamant une conversation avec son orchestre : la basse continue est composée d’un clavecin à la sonorité élégante, d’une contrebasse et d’un violoncelle ; le bassetto, quant à lui, destiné à accompagner sobrement les solos, se compose de deux violons et d’un alto. Suivant la structure définie par Vivaldi, le Concerto de Tartini fait alterner trois mouvements qui mettent en valeur les qualités du soliste : aussi bien sa virtuosité dans les deux mouvements rapides (allegro) que sa sensibilité dans le mouvement lent (adagio). La ligne mélodique du flûtiste est d’autant mieux mise en relief qu’elle contraste avec le rythme staccato des violons, mais celui-ci n’est jamais sec ou hiératique ; les musiciens caressent les cordes de leur archet avec précision et sans dureté. Le phrasé du flûtiste peut alors s’élever et s’envoler, onduler et papillonner en langoureuses volutes, flottant dans l’air, comme en suspension, avant que les parties en tutti reprennent sur les ritournelles, avec entrain et vivacité.
Alexis Kossenko, qui dirige son ensemble tout en jouant de son instrument, lance des sourires et des regards complices, et l’on sent une véritable osmose entre les musiciens disposés en arc de cercle autour de lui : tandis qu’il fait couler ses longs phrasés à la suavité enchanteresse sur une même respiration, ou déroule ses arpèges aux attaques nettes et précises, les autres instrumentistes distillent nuances et modulations, sur un rythme enlevé. Les graves ne sont jamais trop lourds ni trop appuyés, mais tout en retenue et finesse. Du reste, la cage boisée de la salle Cortot est un écrin idéal, à l’acoustique exceptionnelle, qui permet de distinguer clairement chaque instrument et de laisser chatoyer les tonalités et les couleurs.
On passe ensuite à Vivaldi. Alexis Kossenko prévient malicieusement le public que la cantata « Sorge vermiglia in ciel la bella aurora » exige une maîtrise vocale époustouflante : composée à l’origine pour un castrat, elle requiert un ambitus très large, du sol grave au si aigu, ainsi qu’une colorature très étendue. En un mot, elle est destinée « à un extraterrestre ! ». C’est la soprano Stéphanie Varnerin qui relève ce défi. Avec ardeur, elle enchaîne trilles, montées de gammes, sauts d’octave, vocalises complexes et frénétiques. Si sa voix est solide et bien vibrée dans les médiums, le timbre perd en homogénéité lors des difficiles passages du grave aux aigus et même aux suraigus : tantôt les notes piquées sont trop poussées sur les fortissimo, tantôt les graves ont trop de souffle, tantôt la voix pas assez charpentée est recouverte par le volume des instruments. Cet exercice périlleux permet à l’interprète dramatique de déployer toutes ses qualités de comédienne : elle exprime fort bien le pathos, la colère et la fureur. Il est vrai que la mâchoire reste parfois quelque peu crispée et fait rentrer la voix, mais la diction est très claire, et les consonnes sont bien martelées.
Sur l’aria « Alma pressa da sorte crudele », la soprano se révèle rayonnante. C’est en ôtant soudain son gilet, qui semblait la contraindre, que la cantatrice libère sa voix et projette ses aigus avec une remarquable résonnance de poitrine. Autre morceau de bravoure : le Concerto do mineur pour flûte à bec RV 441 de Vivaldi, l'un des plus difficiles du répertoire d’après Alexis Kossenko. Tel Orphée devant « charmer les créatures infernales », il « espère être à la hauteur » et s’excuse avec humour auprès du public de la malheureuse comparaison. Le charme continue d’opérer sur le concerto de flûte à bec soprano de Sammartini : une technique parfaite permet au soliste de surmonter sans effort apparent les plus grandes difficultés d'exécution.
Habité par sa musique, Alexis Kossenko est aussi doté d’une incroyable présence scénique : selon que les mouvements sont lents, rapides, joyeux ou tristes, il virevolte avec gaieté, fait le clown, engloutit le bec de sa flûte avec gourmandise, ou au contraire se concentre avec solennité, lève les yeux au ciel, comme pour trouver l’inspiration divine, avant d’emboucher son instrument avec recueillement. D’un morceau à l’autre, il manifeste une généreuse énergie physique, se balançant avec grâce, sautillant, dodelinant avec son instrument, chaloupant comme un Dionysos ivre avec son aulos. Cet unique instrument à vent, entouré d’instruments à cordes (auxquels se sont ajoutés le théorbe et la guitare, dont Simone Vallerotonda joue avec dextérité et souplesse), marque en quelque sorte la revanche du débordement dionysiaque sur la mesure apollinienne. On comprend que la virtuosité, loin d’être une mécanique froide et incorporelle, engage le corps avec ferveur. On se souvient que « virtuose » vient du latin virtù et signifie justement « virilité, énergie, puissance ».
Le duo entre la chanteuse et le flûtiste sur lequel s’achève la cantate de Porpora mélange les timbres vocaux et instrumentaux, en faisant dialoguer et contraster les interprètes. Ultime surprise : le Sweet Bird de Haendel, non annoncé au programme. Le timbre pur et limpide de la cantatrice se marie à merveille au son de la flûte soprano, jusqu’à se confondre parfois en troublant l’auditeur : « la vocalité des instruments et l’instrumentalité des voix se rejoignent et parlent enfin la même langue ». Les fréquences s’interpénètrent, créant un grain et une texture sonore particulière.
Dans cette musique baroque puissamment incarnée, on voit à quel point acrobaties techniques, vélocité et artificialité peuvent aller de pair avec l’expressivité, l’émotion et l’affect. La conciliation de choses apparemment inconciliables, telle est, oxymorique et contrastée, l’essence du baroque : la musique écoutée ce soir est autant manière que matière, à la fois « Soave e Virtuose » (pour reprendre le titre du disque que l’ensemble a sorti en septembre 2017, et où figure une grande partie des pièces jouées ce 6 décembre). Mais c’est peut-être cela la véritable définition de l’harmonie : une subtile alliance des opposés. Nul contraste, en revanche, dans l’ovation du public : toutes les mains ont claqué à l’unisson.