Un jardin de chanteurs en fleur à Nantes
Six artistes lyriques, Natalie Pérez (soprano), Natasha Schnur (soprano), Eva Zaïcik (mezzo-soprano), James Way (ténor), Josep-Ramon Olivé (baryton) et Padraic Rowan (baryton-basse) ont été cueillis tout frais pour la 8e édition du Jardin des Voix de William Christie, et proposent à l'Opéra de Nantes (co-réalisateur du spectacle avec Baroque en scène) un ensemble de compositions anglaises des XVIIe et XVIIIe siècles, jouant avec tant d’inventivité et d’expressions variées, que cette musique se laisse découvrir comme pour la première fois.
Le spectacle enchaîne des airs, scènes, et numéros de plusieurs sources anglaises, sans jamais sembler décousu ni disparate. Bien au contraire, les différents morceaux se fondent si bien l’un dans l’autre que le public n’ose rompre cette continuité pour applaudir. Retenant son souffle, il reçoit dans un ravissement collectif l’offrande musicale, vocale et scénique des six artistes.
La fraîcheur n’est pas seulement dans la pureté exceptionnelle de ces jeunes voix, leur maîtrise pyrotechnique à couper le souffle, et leur joie sincère, mais aussi dans le choix et l’enchaînement des compositions, leur variété tant de forme que de couleur, et la mise en espace (par Paul Agnew et Sophie Daneman) qui, ludique et inventive, surprend et charme à tout moment. Tout cela se joue dans la simplicité, sur un décor de quelques boîtes noires à niveaux variés, pour évoquer fontaines et tables, bancs, jardins, cours et forêts, et en habits modernes, les hommes en tailleur, les dames vêtues par « On aura tout vu » haute couture, en robes suggérant les drapés diaphanes des déesses de Botticelli (pour Natalie Pérez et Natasha Schnur), ou l’élégance des courtisanes en « robe à l’anglaise » pour Eva Zaïcik.
La salle du Théâtre Graslin elle-même renforce l’aspect ludique du jeu théâtral qui va suivre, puisque dans la célèbre peinture du plafond (signée Hippolyte Berteaux en 1881), la cape rouge du dieu Momus dépasse, non, surgit du cadre, pour pendre (en plâtre sinon en papier mâché) au dessus du proscenium. Censée rappeler le rideau de scène, la cape sortant du cadre, prolongeant la peinture du plafond en un faux trompe-l’œil, dénonce la frontière poreuse entre l’imaginaire et le réel, la scène et la salle, ou entre l’homme et les dieux. Jouant de cette même esthétique baroque, la mise en espace du spectacle dépasse le cadre de la scène, débordant sur la salle, dans les loges, balcons et allées, et interpelle la salle avec « The Cryes of London ». De même, elle fait surgir les musiciens des Arts Florissants de leurs chaises et, osons le mot, de leurs partitions (à bas la musique d’ameublement !), pour interagir avec les chanteurs sur scène. Alors que la mezzo, Eva Zaïcik chante « Strike the viol, touch the lute » (Purcell), elle joue avec un camarade à qui pourra dérober son archet à l’instrumentiste. Deux violons surgissent lorsque le ténor James Way chante « Sharp violins proclaim their jealous pangs » (Haendel) pour danser, tourner autour de lui, lui faisant des grimaces tout en jouant. Le bassoniste promène son fier instrument en accompagnant Josep-Ramon Olivé dans « Wondrous machine », et ainsi de suite. L’effet est surprenant, presque troublant, et il est presque attristant par la suite de voir le musicien et sa « machine merveilleuse » sombrer de nouveau derrière la partition dans l’anonymat de l’ensemble.
Le jeu est donc comme l’écrin du spectacle, car les chanteurs quittent la salle comme ils sont arrivés, par les loges, balcons et allées, et la musique quitte la scène pour investir la vie quotidienne avec les cris de Londres (Orlando Gibbons). Avec des accents populaires, les chanteurs vendent parmi le public, fleurs et huîtres, bière et service de ramonage, laitues, peignes, lunettes : all the world’s a stage (le monde est un théâtre) !
La force de William Christie (déjà très perceptible dans le beau documentaire, Baroque Académie) est d’inspirer les artistes à trouver pour chaque note, pour chaque phrase, mélisme ou fioriture, une nuance d’expression différente, et surtout de communiquer (foin du pseudo-baroque de l’ère électronique, aux voix plates et stridentes, avec accompagnements à raideur de machines à coudre) ! Dans leurs solos, les six chanteurs démontrent une richesse infinie de couleurs, allant de la voix détimbrée à l’extrême brillance, une belle technique d’agilité vocale, sans jamais négliger, ne serait-ce qu’un instant, leur présence scénique.
Dans ses solos, l’allemande Natascha Schnur chante avec beaucoup de sensibilité, quasi intimiste, et trouve dans ses longs mélismes une belle variété de couleurs et caractères vocaux. D’une voix cristalline, parfaitement placée, tantôt tendre, tantôt féroce, elle est surtout très émouvante. Nathalie Perez, chantant « The soft complaining flute /in dying notes discovers /the woes of hopeless lovers » ose, en une longue note droite, répondre au timbre feutré de la flûte traversière en bois, et semble sculpter l’air de sa voix intense et radieuse. La mezzo Eva Zaïcik, éblouit avec sa voix à la fois dorée et liquide, qui annonce à l’horizon de belles performances sur la grande scène lyrique. Il y a des moments de beauté indicibles dans son air de Theodora (Haendel) « As with rosy steps the morn ».
Le ténor James Way, dans « One charming night » (Purcell, The Fairy Queen) fait preuve d’une diction claire, d’une flexibilité étonnante. C’est une voix à la fois bien projetée, et comme effilée, marquée de l’élégance toute anglaise des ténors Britteniens. Baryton catalan, Josep-Ramon Olivé, d’une voix puissante, ronde et charismatique est charmant. Baryton-basse irlandais, Padraic Rowan, comique en tant que Bacchus, (« Bacchus is a power divine » de Purcell) est tout feu sur scène.
Quand les six artistes se réunissent pour chanter a cappella, par exemple dans « In these delightful pleasant groves », ou « Music divine », la fusion de toutes ces voix aux timbres si variés est délicieuse, et d’une justesse parfaite.
Et pour clore le tout, William Christie se tourne vers la salle pour diriger les chanteurs qui s’en vont, et la lumière du jour remplit la salle. Fin de l’illusion comique. Une soirée bien pensée, inventive, rythmée, à la fois joyeuse, voire comique, et émouvante, qui envoûte un public extatique.