L'Europe Galante d'André Campra à l'Opéra Royal de Versailles
Le chef Sébastien d’Hérin, de marbre, n'ouvre sa partition qu'après un long moment de recueillement et d’inspiration. Il mesure la noble et lourde tâche qui lui échoit : réaliser la première captation sonore intégrale de cet opus. Il se lance alors à corps et souffle perdus dans une direction très expressive. Les gestes amples, vifs et appuyés conservent leur énergie tout le long du voyage musical, assénant des coups de poings fulgurants sur les cadences, dardant tout autant les muscles dans les passages pointillistes. L'auditoire a l'occasion d'en admirer le résultat sur l'Ensemble Les Nouveaux Caractères. L'oreille a toutefois besoin de s'accoûtumer au son de ces instruments anciens, notamment aux bassons particulièrement râpeux, mais aussi d'une justesse toute relative, sans parler des percussions primitives, antiques blocs de métal frappés par un goupillon de fer, sans résonance aucune (mais son triangle est ensuite d'une grande délicatesse, avant un tambourin frétillant tel un serpent à sonnettes puis ses castagnettes rutilantes, bien davantage que sa peau de tambour étouffée et molle).
Les intrigues des opéras baroques se répartissent principalement en deux catégories : les imbroglio complexes avec des foules de personnages s'aimant et se repoussant les uns les autres avec force travestissements et liens de parenté cachés, et les opus allégorique parlant simplement d'amour. L'Europe galante appartient à cette seconde catégorie, divisant son éloge de l'amour galant en cinq parties : une ouverture et prélude (avec Vénus, deux grâces et la Discorde), puis quatre actes nommés "entrées" : France, Espagne, Italie, Turquie, peuplées de divinités, figures allégoriques et nobles amants (avec ce qu'il faut de jalousie). Pourtant et hélas, l'opus est rendu difficile à suivre dans cette production, pour le public comme pour les musiciens. Non pas du fait de son écriture (qui sait unifier dans une continuité dramatique l'aria italienne, le récitatif français, la romance espagnole et même un sabir aux teintes ottomanes), mais l'œuvre est visiblement une rareté, y compris à Versailles où les musiciens doivent se disposer en cercle afin de tenir dans la fosse. Ceux-ci sont penchés sur cette partition si rare qu'elle leur semble encore très peu familière. L'interprétation s'en ressent, les instrumentistes comme les chanteurs très appliqués se plaçant un peu après les pulsations rapides et peinant à soulever les passages radieux, comme à orner les longues lignes. Malgré ces incertitudes et bégaiements (notamment au continuo), les qualités de ces remarquables musiciens fendent les brouillards par de riches couleurs et surtout une science du placement sonore, tournoyant dans cet auguste lieu rutilant. Mais c'est alors au public de s'égarer dans l'attribution des personnages : chaque chanteuse doit incarner 4 personnages aux caractères divergents (et ils sont 3 pour chaque chanteur). Point de surtitre pour cet opéra de concert, le spectateur l'ayant acquis cherchera donc des clarifications dans l'indispensable programme qui inclut le livret, mais le texte imprimé apporte une nouvelle confusion car il diverge -parfois énormément- du texte chanté sur scène !
Dans cette confusion, la qualité vocale de la soprano Caroline Mutel varie avec ses personnages et caractères. Sa voix délicatement puis puissamment placée déploie soudain de sombres et amples graves, mais disparaissant dans un médium en route vers des aigus chaotiques et colériques. Sa splendide robe violette répond à la non moins belle robe bleue de la soprano Heather Newhouse. Le spectateur se frotte le yeux en lisant sur le programme qu'elle est canadienne, vue la qualité de sa noble prononciation française classique (capitale dans la résurrection d'un tel répertoire). D'autant que la voix est à la fois chaude et impeccable (dès que la chanteuse lève les yeux de la partition).
Complétant à merveille le trio féminin dans un registre tout autre et non moins puissant, le personnage de la Discorde se lit sur le faciès de la mezzo-soprano Isabelle Druet. Son visage est un opéra, se tordant de menace, de douleur, comme d'un rire sardonique. Avec le visage, s'harmonise un corps serpentin, ployant pour bondir en diablotin, se cachant derrière un pilier pour courir à l'avant-scène (tout en maîtrisant ses accents lyriques). Discorde finira en séductrice mutine, emportant avec elle la pointe acide de son premier personnage.
Étudiant le plateau masculin, le lecteur s'étonnera à nouveau en lisant qu'Anders J. Dahlin est suédois, vue sa prononciation de la langue de Molière et sa voix typiquement française. Le haute-contre conserve la délicatesse du chant et la noblesse de son port, même lorsque la souffrance fait ployer le genou de son personnage. Il sait également convoquer un registre de baryton léger, sa voix gardant ainsi l'ancrage jusqu'en des aigus, au volume de l'Opéra Royal.
Nicolas Courjal, ample et résonnant (bien qu'assourdi) sait doucement alléger, conservant, concentrant toute sa chaleur de baryton. L'excellente articulation soutiendrait une belle prononciation, si la ligne vocale n'était point hachée par l'investissement. L'emportement est un tremblement, mais l'émotion est si douce, notamment lorsqu'il incarne Dom Carlos (à ne pas confondre avec Don Carlos, quoiqu'il serait intéressant d'y entendre Courjal). D'autant que la voix chauffe au fur et à mesure, jusqu'à culminer sur le dernier acte, turc, avec son Zuliman le magnifique.
Le chœur est enfin l'un des principaux atouts de cette soirée, tant pour l'écriture ample et harmonieuse de Campra que pour son interprétation. Toutefois, s'ils brillent par leur ensemble et si leur préparation contraste avec les autres interprètes, la production attribue des petits rôles à quelques-uns de ces choristes, peu à l'aise dans l'exercice.
Les longs rappels cadencés du public Versaillais saluent finalement la performance, rare.
Découvrez une version interprétée par Capriccio Stravagante :