Mozart, Salieri, Pouchkine et Onéguine au défi à Lyon
Le metteur en scène Jean Lacornerie en est sûr : Salieri n’a pas assassiné Mozart. C’est donc une autre histoire qu’il décide de raconter dans sa production de Mozart et Salieri de Rimski-Korsakov pour l’Opéra de Lyon. Il opère à cette fin un triple parallélisme avec le livret du compositeur. Il identifie d’abord Mozart à Pouchkine, auteur de La Petite tragédie dont est tiré le livret. L’écrivain est mort des suites d’un duel (que le metteur en scène attribue plus à la jalousie de d’Anthès vis-à-vis des talents littéraires de son adversaire qu’à la jalousie de Pouchkine vis-à-vis de la relation qu’il accuse le militaire alsacien d’entretenir avec sa femme). Ce duel résonne alors dans l’esprit de Lacornerie avec celui d’un autre héros de Pouchkine, Eugène Onéguine, qu’il décrit comme un artiste sans génie, jaloux du talent du poète Lenski, qu’il tue au cours d’un duel. Sans plus expliquer son choix, il rapproche également son propos d’un autre personnage de Rimski-Korsakov : le marchand amoureux d’une nymphe aquatique, Sadko. Ce n’est donc pas Mozart et Salieri qu’il choisit de dépeindre, mais l’histoire universelle de deux amis séparés jusqu’au drame par la jalousie.
Le rideau s’ouvre ainsi sur le personnage de Mozart/Pouchkine, qui, pressentant sa mort prochaine, jette un regard mélancolique sur sa vie, repensant à l’amour de sa fiancée : il ne s’agit pas là du début de Mozart et Salieri, mais du grand air de Lenski, tiré de l'acte II d’Eugène Onéguine. Dans un fondu enchaîné, l’air glisse sur l’ouverture de Sadko. Ce n’est qu’une fois ce morceau achevé que le chef Pierre Bleuse lance avec un large sourire les premières notes de l’opéra ayant donné son nom à la soirée. Les additions musicales font écho aux références et citations, innombrables, qui peuplent déjà la partition de Rimski-Korsakov. Ici, le poison n’est jamais versé : l’opéra s’achève par un duel entre les deux protagonistes, l’occasion de reprendre le duo Onéguine / Lenski précédant le-dit duel. Si Mozart parvient à blesser Salieri par la beauté de son Requiem, il tombe tout de même sous la balle de son adversaire. La scénographie, qui utilise intensément la vidéo, est esthétique, parvenant à profondément varier les ambiances avec une grande fluidité.
La direction de Pierre Bleuse met en valeur l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, précis et nuancé. Il démontre une grande maîtrise du style russe, capable d’autant de puissance que de raffinement mais aussi du répertoire mozartien, profond et léger. Le tintement subreptice du triangle résonne derrière le bourdonnement des altos et des violoncelles, soutenu par le rugissement des cuivres, sur lequel les violons dansent avec enthousiasme. Mozart est servi par le ténor Valentyn Dytiuk, au phrasé mordant et nuancé. À l’aise sur l’ensemble de l’ambitus réclamé par la partition, il offre un timbre satiné, vibrant en de légères ondulations (et quelques irrégularités), dont la chaleur tranche avec la neige projetée sur le voile de tulle positionné derrière lui. Il lui manque simplement l’insupportable légèreté du génie dilettante composant des chefs-d’œuvre avec insouciance, qui écœure le travailleur mal reconnu qu’il tient pour ami. Salieri, justement, s’appuie sur la basse granuleuse de Pawel Kolodziej. Ce dernier campe un compositeur à la science besogneuse symbolisée par les projections géométriques qui accompagnent son air initial. Il compense sa quasi-absence de legato par un souffle robuste, un timbre sculpté (mais tendu dans l’aigu) et un investissement scénique indéniable : il tient ainsi le public en haleine durant son long monologue. L'assistance applaudit sans ferveur cette production appliquée, qui permet d’entendre une œuvre bien trop rare (mais étonnamment proposée également à Tours cette saison).