Le secteur de l’opéra plonge dans un nouveau marasme économique
Réductions, annulations, fermeture
Le 18 janvier dernier, l’Opéra National du Rhin avisait son public de la concentration de deux dates de son Conte du Tsar Saltan à Mulhouse en une seule date sans mise en scène. Ce jeudi 2 février, c’est l’Opéra de Rouen qui annonçait devoir se résoudre à fermer durant 6 semaines (du 1er avril au 7 mai), annulant plusieurs concerts et productions (dont la création française de The Convert). Une période « suffisamment longue pour pouvoir avoir recours au chômage partiel (un dispositif très contraint, que nous ne pourrons pas utiliser de manière répétée) : le coût de nos salariés et des artistes invités sur les productions prévues seront ainsi en partie pris en charge » détaille Loïc Lachenal qui dirige l'institution. « Jusqu'au bout, nous avons espéré qu'une solution collective, impliquant l'ensemble de nos tutelles, pourrait être trouvée, ou que des dispositifs d'aide seraient mis en place. Mais après plusieurs reports, le Conseil d'administration devait voter le budget, sans lequel nous ne pouvons pas fonctionner, et rien de tout cela n'est venu », poursuit-il.
Ce vendredi 3 février, l’Opéra de Montpellier communique sur l’annulation des Scènes du Faust de Goethe (de Schumann), production remplacée par un concert du Requiem de Verdi : « Nous économisons sur le transport d’un gros décor, sur les techniciens supplémentaires que requerrait cette production destinée à notre grande salle du Corum de 2.000 places, et sur les défraiements des équipes de production, tout en remplaçant deux dates qui peinaient à trouver leur public par un concert qui devrait être plein », nous explique Valérie Chevalier, Directrice de l’Opéra de Montpellier, qui reprend pour cette soirée trois solistes de la production initiale, ainsi que le chœur, l’orchestre et le chef initialement programmés.
Baisser face aux hausses
Tous les opéras mettent en place des mesures pour limiter la hausse des coûts, comme la limitation de la température dans les bâtiments (« durant les répétitions de Zaïde, les chanteurs et chanteuses sont munis de plaids car il fait en effet un peu frais », constate Matthieu Rietzler, Directeur de l’Opéra de Rennes, qui assure que sa maison a obtenu « une économie de 20% » de ses consommations), mais cela ne suffit pas toujours.
Certes, la situation des maisons est très hétérogène : par exemple, les opéras en régie directe (comme Nice, Rennes ou Avignon) ne subissent pas la hausse des coûts des fluides (en particulier du chauffage des vastes salles) : « L’Opéra de Rennes étant un service de la Ville, les charges d’énergie sont assumées directement par la collectivité, au même titre que celles de tous les autres bâtiments municipaux (des écoles aux piscines, des locaux administratifs aux gymnases) », explique Matthieu Rietzler. La situation contractuelle joue également : « La communauté d'agglomération bénéficie actuellement d'un marché pluriannuel à prix fixe, mais la question se posera évidemment différemment à l'échéance du contrat », explique Frédéric Roels, Directeur de l’Opéra d’Avignon.
Autre point de tension, la hausse du point d’indice des fonctionnaires : « Cela va représenter une hausse de +3,5% de notre masse salariale, soit environ 150.000 euros », nous explique Alain Surrans, Directeur d’Angers Nantes Opéra. Et l’inflation prend d’autres formes encore : « Nous devons assumer l’augmentation des frais de déplacements des artistes, des matières premières de la construction des décors (le bois en particulier) », détaille Matthieu Rieztler, quand Valérie Chevalier calcule : « Quand vous subissez une inflation de 10% sur des décors qui coûtent 100.000 euros, c’est tout de suite un montant important, à multiplier par le nombre de nouvelles productions de la saison ».
À cela s’ajoutent de nouveaux coûts : « Nous sommes toujours en alerte Vigipirate ce qui provoque des coûts de sécurité supplémentaires, qui vont de 3 à 5.000 euros par soir. Autre facteur auquel on ne pense pas : le remplacement des musiciens malades. Nous devons prendre en charge la période de carence, ainsi que le coût du remplacement et les défraiements associés. Sur une saison, cela représente un budget de 300.000 euros pour l'Opéra et l’orchestre », selon Valérie Chevalier.
Moins de recettes, plus de dépenses
La situation est d’autant plus préoccupante que les recettes sont également sous tension : « Globalement, nous constatons le retour du public, tempère Valérie Chevalier, mais même une baisse de 10% par rapport à l’avant Covid provoque un manque-à-gagner important sur une recette globale s’élevant à 2 Millions d'euros ». Patrick Foll, Directeur du Théâtre de Caen, s’inquiétait d’ailleurs en début de saison que « certains spectateurs vont peut-être devoir se priver de théâtre pour des raisons économiques ».
Par ailleurs, l’Opéra du Rhin regrettait récemment des « baisses de dotation de certains de ses partenaires publics confrontés aux mêmes difficultés », comme c’est le cas d’autres maisons. « Nous avons perdu 3,8 M€ de subvention en 10 ans », relève ainsi Valérie Chevalier. Même dans les maisons moins impactées, la situation est difficile : « Les subventions de la ville, de l'État et de la région n’ont pratiquement pas évolué depuis 15 ans, constate Patrick Foll. Cela s’apparente donc à une baisse constante », l’inflation n’étant pas compensée. Laurent Campellone, Directeur de l'Opéra de Tours nous confie également : « Les subventions des tutelles sont inchangées depuis plus de 20 ans. Or, sur 20 ans, l’inflation cumulée est de l’ordre de 45%. Autrement dit, à euro contant, c’est comme si aujourd’hui nos ressources étaient presque divisées par deux par rapport à il y a 20 ans ».
Changements contraints
Au-delà de ces annonces à court terme, nombreux sont les opéras qui concèdent avoir retravaillé leur prochaine saison, afin d’en réduire le nombre de levers de rideau, ou bien le coût des productions. « Nous ne changerons rien sur le programme annoncé, mais nous avons retravaillé notre prochaine saison pour tenir compte de cette nouvelle réalité », nous confie Caroline Sonrier, Directrice de l’Opéra de Lille. Il en va de même à Caen : « Sans nouveaux financements, nous devrons réduire la voilure » prévient Patrick Foll. « Nous allons devoir faire des choix de programmation plus commerciaux dans les années à venir et laisser moins de place à notre audace pour assurer le remplissage des salles. J’ai également renoncé à une vingtaine de levers de rideau », regrette Valérie Chevalier, qui poursuit : « Au-delà de l’impact artistique, ces contraintes budgétaires nous empêchent de réaliser les investissements nécessaires pour préparer l’avenir ». Loïc Lachenal prévient : « Si nous n'obtenons pas autant d'économies qu'espéré sur cette fermeture partielle, nous devrons réfléchir à d'autres mesures pour le début de la prochaine saison, qui ne ressemblera probablement pas à ce que nous avions initialement imaginé ».
La situation est difficile aussi à l'Opéra de Nancy, qui n'a pas encore voté son budget : « Du fait des hausses de coûts, nous avions un besoin de marge artistique de 1,2 M€. J'ai fait des économies pour la moitié de la somme : c'est désormais aux tutelles de faire l'autre moitié. Sinon, il faudrait annuler une autre production en fin d'année, ce qui équivaudrait à une fermeture du théâtre. L'économie générée vient notamment de la transformation d'une version scénique d'Idomeneo qui devait avoir lieu en début de saison prochaine en une version de concert. Nous passons de 4 à 2 dates, et économisons sur les coûts d'exploitation, les locations de matériel, les consommables, et surtout sur les cachets des artistes. Tout cela pose un problème éthique de responsabilité sociale. Et puis annuler des spectacles coûte cher car une partie des coûts sont déjà engagés », explique son Directeur Matthieu Dussouillez.
Plus généralement, cette situation accélère le cercle vicieux dans lequel se trouve le secteur depuis déjà bien longtemps : « Nous devons faire sans cesse des arbitrages terribles. Depuis 20 ans, c’est un lent et inexorable étranglement de l’activité artistique qui ne cesse de menacer l’activité de l’établissement : diminution du nombre de titres, diminution du nombre de levers de rideau, diminution du nombre de jours de répétition, réduction du nombre de musiciens dans l’orchestre, réduction du nombre d’artistes dans le chœur, etc. », résume Laurent Campellone, qui poursuit : « Notre orchestre est un des derniers de France à ne pas être "titulaire", c’est-à-dire que les musiciens sont encore tous des intermittents, payés par répétition et par concert, et non mensualisés. Cela signifie qu’ils subissent de plein fouet la baisse d’activité de l’établissement : si cette baisse se poursuivait, de nombreux musiciens perdraient leur "statut" d’intermittent et tomberaient dans une grande précarité ».
Un rayon de soleil ?
Heureusement, certaines maisons sont épargnées, à l’image de l’Opéra de Nice dont le Directeur, Bertrand Rossi dresse un bilan plus ensoleillé : « Il fait plus doux à Nice que partout ailleurs ce qui permet de limiter les dépenses de chauffage. Par ailleurs, les dépenses de fluides sont prises en charge par le budget de la Ville et n’impactent pas l’Opéra. La Ville a décidé de ne pas baisser notre budget pour 2023 : malgré la conjoncture, nous atteignons 355 levers de rideaux cette saison, ce qui fait de notre maison le premier opéra de France après Paris, et nos spectacles affichent complets depuis septembre ». Rennes, Saint-Etienne, Dijon et Avignon semblent également confiants dans le maintien de leur programmation. Quand à Rouen, il reste également des raisons d'espérer : « Le Président de la Métropole de Rouen s'est engagé depuis le conseil d'administration à augmenter de manière pérenne la participation de la collectivité de plusieurs centaines de milliers d'euros. Chaque partenaire semble désormais mobilisé et le temps presse maintenant pour confirmer un prochain tour de table ». Les échanges tendus par voie de presse de ces derniers jours entre le Maire de Rouen (demandant davantage de soutien à ses partenaires) et le Président du Département de l'Eure (qui annonçait dans la foulée se retirer du projet "Rouen Capitale Européenne de la Culture") ne semblent hélas pour l'instant pas aller dans ce sens.
Selon Loïc Lachenal, « Le rapport sur le secteur de l'opéra rédigé en 2020 par Caroline Sonrier pointait déjà des difficultés et montrait que nous étions arrivés au bout d'un modèle, ce qui se traduit actuellement. Il va désormais être nécessaire de redéfinir les missions qui nous sont confiées et les moyens qui nous sont attribués pour les accomplir », car, et Valérie Chevalier le rappelle, « au-delà de son apport culturel, l'opéra a un impact économique important. Nous faisons vivre beaucoup de monde, directement ou indirectement ». Matthieu Dussouillez ne dit pas autre chose : « Il faut défendre l'opéra en région de manière presque militante. L'État fixe les règles, notamment à travers les cahiers des charges qui sont liés au labels. Par exemple, être Opéra national implique de disposer de forces artistiques en propre, dont le coût a crû considérablement du fait de l'augmentation du point d'indice : il revient donc à l'Etat de trouver une solution et de donner une vision, une perspective ».