Shirine de Thierry Escaich, 2ème opéra joué en 3ème
Thierry Escaich, votre opéra Shirine (sur un livret d'Atiq Rahimi d'après l'épopée de Nizami Ganjavi, poète perse du XIIe siècle), initialement prévu du 2 au 12 mai 2020 et qui a été reporté du 2 au 12 mai 2022, à l'Opéra de Lyon s'inscrit-il dans une forme de continuité avec votre premier opéra, Claude commandé en 2013 également par l'Opéra de Lyon, sur un livret de Robert Badinter d'après Victor Hugo ?
Tout à fait. Le personnage féminin de Shirine (princesse chrétienne d'Arménie) affirme elle aussi son humanité, pour ce qui la concerne par la maîtrise progressive de son désir. C'est pourquoi elle va apparaître peu à peu dans cet opéra, en images, par quelques mots, mais pour s'imposer progressivement jusqu'à l'omniprésence. La dimension métaphorique de son histoire et de cette figure reste présente, évidemment, mais rendue contemporaine, accessible, universelle.
La beauté du livret se déploie ainsi avec une image par vers, ce qui est fabuleux pour un musicien. Ce n'est pas facile de mettre en musique "Va chercher du pain" mais lorsqu'il y a des images, des métaphores, des oxymores qui s'entrecroisent, alors le style s'affirme.
Nous avons ainsi travaillé avec Atiq Rahimi : dans la beauté poétique de la narration mais aussi dans notre recherche d'une vision universelle, comme si nous regardions (et invitions le public à regarder) cette histoire de l'extérieur. Des chœurs viennent ainsi régulièrement -comme dans la Tragédie Grecque- pour exprimer des pensées plus symboliques -sur l'amour, sur la femme- pas seulement pour narrer l'histoire mais même pour apporter un regard. J'ai apprécié cette double dimension, qu'on verra sur scène et dans la musique (avec différents styles, différents formats). C'est une double vision que je visais déjà avec Claude Gueux (mais il s'agissait alors d'une œuvre plus directement politique).
Qu'avez-vous demandé à l'écrivain et réalisateur afghan Atiq Rahimi, devenu pour vous librettiste d'opéra ?
C'était très facile avec Atiq Rahimi car il est également très réactif, dans son travail qui s'appuie sur la grande poésie et la beauté des sources de départ.
C'est très important pour un livret d'opéra car cela donne ainsi une structure mais aussi déjà une musique : lorsque je le lis le texte, j'entends des rythmes et des couleurs d'accords, avec la parole et la psychologie du personnage, comme lorsque j'improvise sur un film muet : chaque événement déclenche un élément musical et je me propulse déjà vers la composition de façon claire dans ma tête. Je mets déjà en place des mouvements et des formes : un puzzle se recompose sur le long terme. Je sens déjà les atmosphères musicales à englober.
Il me parlait ainsi dans ce style des enluminures, un style très beau et orné, mais à l'inverse je pouvais aussi lui demander lorsque je sentais qu'il fallait un style très pur (car je voyais déjà le style musical de ces grands tableaux qui composent l'opéra, certains durant près de 20 minutes en musique, avec un temps arrêté pour représenter l'amour absolu).
J'avais donc besoin d'un style littéraire particulier, je le demandais à Atiq Rahimi et quelques jours après il l'avait écrit.
Comment s'est ensuite déroulé le travail de collaboration et d'interaction, entre vous deux, entre texte et musique ?
Nous avons travaillé à construire un intérêt musical commun jusque dans le moindre exemple : en parlant souvent de la question des superpositions. La superposition entre texte et musique résonne aussi avec la superposition des discours dans cette histoire et ces légendes. Il y aura de fait des duos, des trios (mais pas dans un sens classique de l'air à trois, pas dans une forme de dialogue/réponse qui sinon risquerait de mener vers une monotonie totalement antinomique avec cette histoire).
Il faut ici construire des relations entre les personnages par le fait qu'ils chantent ensemble. Il y a ainsi une des très belles scènes dans laquelle les deux héros (Shirine et Khosrow) s'écrivent, mais ce sont leurs confidents qui lisent leurs lettres : on entend donc les héros s'exprimer et ils vont progressivement intervenir en se substituant à leurs lecteurs. J'ai fait de même pour les conteurs de cette histoire, dans une construction purement scénique et musicale mais en fait très cinématographique.
Cela permet aussi de répondre au grand défi posé par l'opéra : comme il est plus long de chanter que de dire (et plus long de dire que de lire), cette construction permet de conserver les monologues et les dialogues, dans cette narration très riche et complexe. Certaines scènes ont demandé plus d'une dizaine de réécritures ensemble, notamment pour ces dialogues qui résonnent avec mon écriture en ostinato.
La référence cinématographique est-elle importante dans votre composition et dans le résultat ?
En effet, Shirine est (en partie) cinématographique : dans l'enchaînement des scènes, les plongées dans le rythme avec des changements de tempo, l'évolution au sein des tableaux (chacun étant de surcroît découpé, distingué clairement, avec son départ rythmique et sa couleur). Dès le premier tableau, le chœur nous met en position de spectateur mais aussi d'observateur quasi-philosophique, nous dévoilant la volupté et toutes les couleurs de cet Orient. L'importance du conte dans ces traditions orientales fait aussi un lien cinématographique : les conteurs racontent les épisodes un peu comme une voix off au cinéma, dans une narration qui tisse la transition entre les tableaux.

Comment avez-vous vécu l'annulation si tardive de cet opéra Shirine en 2020 (et son report en 2022) ?
Curieusement, pour Shirine ça n'a pas été si douloureux. Ce qui est terrifiant pour un compositeur (et c'est arrivé dans l'histoire, et à certains de mes amis) c'est d'apprendre que sa pièce ne pourra pas être jouée, ou qu'il faut tout recommencer à zéro (souvent pour des problèmes de droit ou tristement matériels).
Je savais l'engagement de la part de l'Opéra de Lyon pour cette œuvre, je le connaissais très bien et ils étaient les premiers à être déçus de devoir annuler les représentations. Ils se sont battus jusqu'à la dernière minute pour maintenir la création en mai 2020, ils ont annoncé la fermeture plus tard encore que tout le monde en espérant pouvoir donner cet opus, et ont tout de suite reprogrammé Shirine pour deux ans après, la saison suivante étant déjà programmée.
Les chanteurs étaient eux aussi dans cet esprit. Ils ne se sont pas désengagés pour d'autres opportunités : au contraire, ils sont tous restés, ils ont même renoncé à d'autres propositions pour ce faire.
La création a donc seulement été repoussée, et de surcroît je n'écris pas pour l'instant ou pour un événement social temporaire : l'œuvre s'est construite pour le long terme (je n'ai pas de créationnite aiguë, je construis pas-à-pas).
Le confinement m'a d'ailleurs trouvé bien occupé : j'ai continué d'enseigner et il m'a permis d'écrire Point d'orgue, mon troisième opéra sur lequel j'étais très en retard.
Est-ce que votre opéra Shirine a changé durant ces deux années de report ?
L'œuvre n'a pas changé : je n'ai pas eu besoin de revenir sur la partition. Je n'en étais pas aux finitions : tout était fini, prêt à être répété, les musiciens étaient en route pour Lyon.
Rien n'a changé, d'autant plus que la distribution est quasiment identique. Les deux seules modifications (la direction musicale confiée à Franck Ollu et le rôle-titre à Jeanne Gérard) sont dues à des raisons de santé : tous les interprètes avaient vraiment et beaucoup travaillé leurs rôles, tous étaient investis. Or, pour remplacer une Carmen ou une Tosca, on peut facilement faire venir une soliste d'une ville voisine (ou en avion de l'autre bout du monde), mais là, Jeanne Gérard a dû travailler jour et nuit pour arriver au même niveau. Heureusement, elle était partante et connaît ma musique.
La partition n'a donc pas encore changé car les quelques changements d'une création se font durant les répétitions : avec quelques petites modifications de tessiture par exemple (même si j'ai écrit le rôle de Shirine pour un ambitus assez central de soprano). L'interprétation ne sera jamais la même d'une chanteuse à une autre, il faut donc nécessairement adapter certains passages, et nous le ferons selon la couleur de chaque voix (qui n'est jamais la même), en s'appuyant sur les facilités de chaque interprète. C'est dans l'intérêt de l'œuvre et du compositeur car plus la voix est à l'aise, meilleur est le résultat. Mais c'est une adaptation qui représente peut-être 1 ou 2 % de la pièce au total.
Parmi ce qui a changé entre-temps, il y a donc toutefois eu la création de Point d'orgue (le troisième opéra que vous avez composé mais qui a de fait été présenté en deuxième, avant Shirine). Comment avez-vous vécu cette création à huis clos et dans quel ordre doit-on présenter vos opus ?
Point d'orgue a en effet été créé d'abord à huis-clos puis repris par l'Opéra de Saint-Etienne et Bordeaux avec public (avant la création de Shirine à Lyon) mais sur le principe je préfère garder l'ordre d'écriture, qui permet de voir effectivement et de comprendre facilement le parcours esthétique.
D'une certaine manière, chaque opéra est une nouvelle étape, c'est le cas pour tout compositeur. J'ai donc ici un peu l'impression de revenir vers le passé en revenant vers Shirine. Les questions que je m'étais posées dans les deux premiers ont influencé le 3ème : pour Point d'orgue, j'ai été beaucoup plus loin dans le développement de la voix presque bel canto, ce que j'ai beaucoup moins fait dans Shirine qui est plus théâtral.
Je reviens donc un peu à une étape de transition entre mon 1er et 3ème opéra. La chronologie est compréhensible, même si elle n'est pas linéaire : Shirine reste ainsi ma partition la plus développée (je m'en suis encore plus rendu compte en y revenant, et en voyant combien il est difficile de faire rentrer cette partition de 800 pages dans une valise).

Vos trois opéras ont été composés sur des livrets d'auteurs paraissant diamétralement opposés : qu'est-ce qui réunit le travail avec Robert Badinter, Atiq Rahimi et Olivier Py ?
Ma façon d'aborder la dramaturgie est un peu toujours la même : je choisis le librettiste, le sujet, le lieu, le décor. C'est un peu mon monde et je vais essayer de faire plier les choses dans ma direction. C'est mon côté auto-centré sur des besoins dramaturgiques précis, qui naissent de ma culture cinématographique, de ma musicalité : de ma façon de percevoir et d'envisager la musique.
Par contre, l'avantage d'avoir ces trois personnages complètement différents est que j'ai dû négocier de manière complètement différente pour obtenir ce que je voulais. C'était passionnant.
Robert Badinter est l'homme politique qu'on connaît, avec ses combats qu'il voulait rendre sensible. Je passais donc mon temps à le tirer de la politique vers le domaine artistique, à rajouter donc toute une part de symbolique et de poétique.
Ce travail de tirer vers cet univers, je n'ai pas du tout eu à le faire avec Atiq Rahimi qui nous plonge dans le monde des enluminures, des métaphores, des symboles, avec ces phrases infinies que j'avais, d'une certaine manière, à mettre dans ma vision, avec une forme plus directe. Il m'est même arrivé de lui faire des demandes sur le style, de rapprocher le Perse vers du Marguerite Duras : c'était un dialogue poétique et sur la forme de cette histoire épique.
Le 3ème, Olivier Py est déjà un metteur en scène d'opéra et un auteur dont on connaît également l'univers. Son livret est logiquement celui sur lequel je suis le moins intervenu, je l'ai toutefois énormément réduit. Olivier me disait que personne n'avait le droit de toucher à ses textes... mais que moi (dont il connaissait la musique), je pouvais tout faire.
J'ai supprimé pas mal de texte, j'ai changé un peu la forme aussi (pour retrouver le temps musical dans le temps théâtral), mais le sens musical des phrases était déjà là, le texte était déjà comme pré-chanté.
Les trois enjeux étaient donc vraiment différents pour ces trois livrets d'opéras : pousser Robert Badinter dans la poétique symbolique, canaliser le chatoiement persan d'Atiq Rahimi et redonner une forme concise à ce que proposait Olivier Py. Dans les trois cas, le travail était passionnant pour soi. J'ai l'air d'être le maître des jeux mais j'ai pris et appris de ces trois univers si différents. Chacun m'a à chaque fois fait évoluer vers des directions différentes, vers des couleurs différentes (entre la bipolarité insensée et sado-masochiste dans Point d'orgue, et l'aventure de la rêverie pour Shirine).
Savez-vous déjà quel sera le sujet et le livret de votre prochain opéra ?
La décision de composer un nouvel opus lyrique n'a pas encore été prise, mais mon 4ème opéra repartira(it) en effet de Point d'orgue, ce sera(it) une nouvelle étape : pas forcément pour aller dans le mieux mais pour répondre différemment aux questions qu'un opéra pose à un compositeur. Je ne sais pas encore dans quelle direction j'irai, même si j'ai quelques projets possibles en cours.
J'ai déjà travaillé avec les librettistes, comme dans une co-composition du texte en partie (et même dès les choix des personnages, des épisodes, des passages). Mais je m'occuperai sans doute moi-même entièrement du texte la prochaine fois : j'en serai certainement le librettiste (non pas que je veuille tout faire mais parce que j'interviens beaucoup déjà naturellement sur l'écriture du livret).
Je ne veux pas asservir quelqu'un à faire comme ceci et à écrire comme cela : je peux viser à écrire exactement avec le style poétique qui sied à ce que je veux composer. Avoir un librettiste permet toutefois de se forcer, avec un regard extérieur, à aller au-delà de soi-même, mais un opéra est nécessairement un travail où la collaboration est un passage obligé.
Je travaillerai donc certainement moi-même à l'adaptation d'un texte existant (une pièce de théâtre, un roman ou un scénario de film).
Comment travaillez-vous déjà le texte et la musique ensemble ?
Dès le travail de rédaction du texte, je sais (parfois exactement) ce que je veux faire et ce que je vais faire au niveau des phrases musicales. Pour la musique, je pars toujours du texte, il faut entendre le texte musical et même la répartition des scènes (de sa construction dramaturgique jusqu'à la rédaction/composition). C'est aussi pour cela que la composition d'un opéra prend à la fois beaucoup de temps et pas tant de temps que cela : après un long temps de maturation, à partir du moment où le sujet est décidé (où les moyens financiers aussi sont réunis) et où le texte est écrit, alors la composition musicale peut avancer très vite.
J'entends déjà un climat, les mots en musique, le résultat sonore, j'ai les idées (que je teste quelques fois lorsque j'ai un piano sous la main, même dans une loge avant un concert).
Ce processus de composition a tendance à s'accélérer : pour Claude nous avons travaillé trois ans avant avec Robert Badinter mais avec un long temps pour décider et choisir parmi plusieurs pistes possibles (la composition durant ensuite un peu moins d'un an).
J'aime tout ce travail, car c'est un processus de maturation qui n'est pas seulement celui du compositeur : c'est un travail littéraire et théâtral mais bien sûr musical et qui s'ouvre un peu vers celui d'un cinéaste ou d'un producteur de film. On se sent devenir Hitchcock (or j'adore le cinéma). Je m'investis donc énormément à chaque étape du projet et dans l'écriture je peux partir au quart de tour.
Le travail de mise en scène aussi est un travail de composition, en l'occurrence avec Richard Brunel qui signe la production de Shirine et a pris la Direction de l'Opéra de Lyon.
D'autant qu'il fait partie des metteurs en scène qui sont présents, depuis le début du projet, dès le choix des personnages et bien sûr les échanges textuels et musicaux. Il est resté secret sur ses décisions et il va y avoir une part d'inconnu (même s'il m'a décrit des choses vers la fin de nos premiers échanges) mais j'ai compris la direction dans laquelle il savait exactement vouloir aller. Certains metteurs en scène ne viennent qu'à la fin du processus mais lui a d'emblée et énormément écouté, y compris la musique. Il est un des rares à s'y être autant intéressé et auquel j'ai tout joué au piano tout en lui racontant et chantant les différents rôles, au tempo avec le plus de précision possible. Il a tout enregistré sur son téléphone, il s'en servait pour travailler (alors que pour sortir une maquette de travail, il faudrait 4-5 mois afin d'obtenir une version audio-numérique de la partition avec un son robotique). Là, il a eu ainsi le flux musical, les tempi, ce qui l'a énormément aidé (y compris pour parler du projet et le présenter à de jeunes oreilles).

Vos deux premiers opéras ont donc été commandés et créés par l'Opéra de Lyon, qu'est-ce qui vous rattache ainsi à cette maison et à cette ville ?
Le lien au lieu c'était Serge Dorny (le Directeur alors) et j'ai également été en résidence à l'Orchestre National de Lyon. Nous avons fait un disque de musique symphonique. J'ai donc aussi noué une aventure amicale avec l'orchestre, comme avec le Chœur de l'Opéra, certains qui ont chanté dans Claude et reviendront pour Shirine, certains que je connais de manière amicale.
J'ai appris à aimer la ville très progressivement. J'ai passé énormément de temps sur place : quand vous travaillez ainsi vous vous insérez dans la vie de la ville. Je connais aussi son institut catholique, l'université, et les villes à 100-200 km autour, où je suis allé et d'où j'ai drainé un public depuis Claude. Beaucoup de jeunes m'en parlent encore, ils sont marqués par l'œuvre et par les actions de médiation culturelle. Pour Claude d'ailleurs, j'étais assis à côté d'une classe (incognito, j'ai donc pu entendre toutes leurs réactions) et ils ont regardé l'opéra comme un film policier. Les gens me reparlent de cet opéra, ils savaient pour Shirine. C'est comme si j'avais pu tisser une toile d'araignée avec des publics de différents niveaux sociaux et musicaux.
L'opéra m'a permis d'intégrer toute la région de l'Auvergne. À Saint-Etienne pour Point d'orgue, une classe d'étudiants de Lyon était assise derrière moi, alors je vais retourner les voir parmi mon planning de répétitions : une composition d'opéra c'est un peu une résidence.
Vous venez de remporter une nouvelle Victoire de la Musique Classique, dans la catégorie Enregistrement pour l'album Cris. Qu'est-ce que ces Victoires représentent, et cette dernière récompense en particulier :
Ce sont des jalons dans une carrière d'écriture. Comme j'ai déjà remporté 4 fois la Victoire de la Musique Classique dans la catégorie compositeur, j'y suis désormais innominable.
Remporter une victoire dans cette nouvelle catégorie était donc une nouveauté et une surprise qui me la rendait très sympathique. Je ne m'y attendais pas du tout, je ne pensais d'ailleurs pas aller à la cérémonie (car le trajet était pour moi compliqué à ce moment avec des engagements la veille et le lendemain), mais la production a insisté, j'ai donc compris pourquoi au moment de la remise du prix.
La surprise est d'autant plus belle qu'il s'agit d'un disque de musique contemporaine et qui contient une pièce un peu opératique : une sorte d'oratorio avec récit, de drame musical comme Jeanne d'Arc au bûcher d'Arthur Honegger. J'avais demandé à Laurent Gaudé d'être récitant, et nous avons fait tout le travail d'intégrer vraiment la voix dans l'ensemble instrumental et avec une dimension lyrique. J'ai fait l'adaptation de son texte avec des durées mesurées, il n'était pas déçu donc tant mieux ! Nous allons continuer de collaborer ensemble : il a un style très personnel (et il écrit vite).
Durant la pandémie vous avez également continué d'enseigner aux élèves du CNSM, comment avez-vous vécu ce lien pédagogique ?
Le confinement m'a donné du temps (que j'ai utilisé pour composer) mais il imposait surtout globalement une réflexion sur le temps et sur le sens de nos actions en tant qu'être humain donc de pédagogue. Après deux ans de pandémie, on en ressort avec une notion du temps qui n'a rien à voir, comme après une sorte de parenthèse où nos problèmes ne sont plus si graves : mon opéra n'a été que reporté, telle œuvre ne s'est pas faite... on prend du recul avec toutes ces situations de la vie. Face aux urgences et aux nécessités, on remet les choses à leur place : cela n'a pas eu lieu ? ça aura lieu après ! Pour nous, pour de nombreux gens qui sont sans cesse en train de courir, nous avons aussi vu en cette période une chance inespérée de souffler et je sentais bien, aussi, combien c'était difficile pour les étudiants, ils étaient perdus.
Même durant le confinement, j'allais au CNSM pour faire mes cours en visio : les étudiants avaient ainsi davantage l'impression d'être dans le lieu. Je les avais ainsi en visio mais dès que j'ai pu, je les ai retrouvés au Conservatoire en "présentiel" et nous avons eu la chance que l'établissement fasse tout ce qui était possible dès qu'il a été possible de nous retrouver.
Dès qu'on a eu la possibilité même en petits groupes de deux ou trois, dès qu'ils étaient disponibles ils sont venus. Garder ce contact pédagogique (et sauvegarder le contact humain le plus possible) était une nécessité pour eux. Ils avaient ce besoin de ne pas rater un cours.
Au final, nous sommes donc tous sortis différents de cette expérience, avec une réflexion différente sur le temps, sur ce qu'on appelle et ce qu'on considère comme une "urgence" : en voyant combien nous sommes peu de choses et en même temps combien nous sommes résilients, combien on peut résister et trouver les moyens de résister.
L'opéra Point d'orgue que j'ai créé à ce moment était un récit de confinement écrit par Olivier Py. Je mettais donc en forme un confinement, durant un confinement, c'était aussi une manière d'exorciser la chose.