Mariame Clément, à l’affiche à Montpellier et au TCE : « Trouver du sens au monde »
Mariame Clément, vous répétez actuellement Le Retour d’Ulysse dans sa Patrie au Théâtre des Champs-Élysées (réservez vos places ici). Comment les répétitions se déroulent-elles ?
Nous avons fait la répétition générale piano il y a deux jours, donc mon travail est maintenant quasiment posé. L’orchestre est arrivé aujourd’hui pour une italienne [répétition au cours de laquelle la partition est déroulée sans mise en scène, ndlr] : cela donne du corps aux airs. Dès demain, nous passons en scène et orchestre : tous les éléments se mettront bout à bout. J’aime participer à l’italienne bien qu’il s’agisse d’une répétition purement musicale. Je travaille de mon côté sur les minutages des musiques additionnelles et le découpage des scènes. Comme tous les chanteurs sont là, je peux leur transmettre mes remarques sur la générale piano que nous n’avons pas eu le temps de discuter.
Vous bénéficiez d’une distribution prestigieuse : comment avez-vous abordé le travail scénique avec eux ?
C’est une distribution à la fois extraordinaire et hétérogène, puisque certains connaissent bien ce répertoire tandis que d’autres l’abordent pour la première fois. J’ai comme toujours abordé mon travail très en détail, avec une direction d’acteurs précise et détaillée : les chanteurs apprécient généralement cela. Il s’agit de prises de rôles pour plusieurs chanteurs, ils sont donc d’autant plus ouverts. J’aime donner un cadre assez clair et contraignant et laisser les chanteurs trouver leur liberté dedans. Dans ce répertoire, qui est très proche du théâtre, il faut partir du texte : nous commençons toutes les répétitions scéniques par une lecture musicale et toutes les répétitions musicales par une lecture du texte à haute voix, car l’italien est difficile et prête matière à interprétation. Le débit est très proche de celui de la parole. La densité de texte par page me fait penser au Chevalier à la Rose. On est loin de Haendel où la même phrase est répétée sur vingt pages. Les chanteurs sont très flexibles, extrêmement intelligents : ils réfléchissent beaucoup à ce qu’ils font et sont donc très demandeurs de sous-textes et d’explications.
Rolando Villazón et Magdalena Kožená dans Le Retour d'Ulysse dans sa Patrie par Mariame Clément (© Vincent Pontet)
Nous avons deux stars dans cette distribution, Rolando Villazon et Magdalena Kožená, qui incarnent les deux figures mythiques d’Ulysse et de Pénélope. Ils ont tous les deux une aura très forte sur scène : ils apportent à ces personnages une dimension plus grande que nature dont ont besoin ces personnages mythologiques. Cela permet un méta-travail intéressant. Pour autant, ils restent très simples et ouverts dans le travail. Je connais Rolando Villazon depuis 17 ans : c’est presque un ami aujourd’hui. Je n’ai donc pas ressenti la difficulté ou la gêne qu’il peut y avoir pour un metteur en scène à travailler avec quelqu’un de très connu.
Le Retour d’Ulysse comprend des figures allégoriques dans le prologue : comment les avez-vous traitées ?
Le prologue est toujours compliqué à traiter car cela semble n’avoir aucun lien avec l’action, alors que ça en a en fait beaucoup : le Temps, la Vertu, l’Amour et la Fragilité humaine offrent un condensé de toute l’histoire. Nous avons donc choisi de ne pas dissocier dramaturgiquement le prologue du reste de l’opéra : il est dans la continuité du propos. Ce sont des personnages étranges, traités de manière onirique. Ils sont présentés comme des allégories : le Temps dit par exemple qu’il est rapide, mais il est boiteux, car le temps est irrégulier. C’est la confrontation du temps objectif et du temps subjectif : nous avons pris cela au pied de la lettre. Le personnage est donc un coureur automobile avec une béquille. Nous essayons de garder l’humour qui imprègne l’œuvre.
Pouvez-vous nous présenter votre scénographie ?
Il n'existe pas d’esthétique de la mythologie à proprement parler : un vase grec n’est par exemple pas plus fidèle à la mythologie qu’un tableau de Poussin. D’ailleurs, les chanteurs n’étaient pas costumés en toge à l’époque de Monteverdi mais en costumes contemporains. Je revendique ainsi notre ancrage dans la mythologie, même si notre esthétique n’est pas traditionnelle. Notre décor de base est unique mais a des configurations très multiples. Il est assez classique en référence au mythe antique, mais il surgit des éléments d'inspirations diverses, de la machinerie baroque au Pop art ou au cinéma de Tarantino. Pour traiter la violence (le massacre des prétendants), il nous importait par exemple de trouver un langage stylisé et proprement théâtral. Je n’étais pas intéressée par l’idée de m’aventurer sur le terrain du réalisme : il serait vain, en la matière, de vouloir faire concurrence au cinéma.
Un élément dramaturgique essentiel à cette œuvre, et qui a beaucoup joué sur les décors et les costumes, est le passage du temps. Pénélope a attendu son mari pendant 20 ans, ce qui a tout de même un côté pathologique : ça n’est pas normal ! Quant à Ulysse, il ne reconnait d'abord pas son île, et personne ne le reconnait. Il faut illustrer cela. Or, si l'on peut donner à voir le temps qui passe pendant une œuvre, par exemple grâce au vieillissement des personnages, il est plus difficile de montrer le temps qui a passé, d'autant que l'action est resserrée sur un temps très court et que le contexte mythologique est par définition atemporel. Notre solution a été de suggérer l'existence d'un ordre ancien et d'un monde nouveau. Certains personnages, plus âgés et fidèles à Ulysse, portent des costumes archaïques. Les prétendants ont en revanche des costumes plus modernes. Cela montre le temps qui a passé en une seule image. Nous avons usé de la même idée dans les décors : le palais s’est dégradé avec le temps, les prétendants s'y sont installés et l’ont profané. Le massacre final vient en ce sens accomplir un acte de purification.
Depuis combien de temps travaillez-vous sur cette mise en scène ?
Cela fait plusieurs années : la production avait été originellement programmée en coproduction avec une autre maison, qui a annulé sa participation alors que nous avions déjà bien avancé notre travail. Nous avons su d’emblée que cela se referait plus tard, nous l’avons donc mis de côté, puis nous l’avons repris il y a plus d’un an pour réaliser la maquette définitive. Il est intéressant de laisser mûrir un projet : on se rend compte que certaines choses que nous voulions raconter à travers cette mise en scène l’avaient déjà été entre temps dans nos autres projets, qu’il s’agisse d’aspects dramaturgiques, formels, esthétiques ou théâtraux. J’ai toujours l’impression que la manière dont je traite une œuvre est la seule manière pour moi de la traiter, qu’il y a un rapport de nécessité absolue. J’ai pu me rendre compte sur ce projet que ce n’était pas vrai : c’est en fait une rencontre entre une œuvre et une personne à un moment de sa vie. C’est intéressant de se rendre compte qu’il y a des choses qu’on a besoin de dire à un moment donné et qu’on les dit dans l’œuvre qui est montée à ce moment-là. C’est ce qui fait que chaque mise en scène est différente.
Du coup, ressentez-vous ce recul lorsque vous travaillez sur une reprise, qui correspond donc au message que vous souhaitiez faire passer quelques mois ou quelques années plus tôt ?
Une fois la mise en scène établie, ma vision de l’œuvre se cristallise
Lorsqu’on retravaille sur une mise en scène pour une reprise, on l’améliore car on a du recul : on voit mieux ce qui ne marchait pas. Mais ça ne m’est jamais arrivé que la pertinence de la vision ne me convainque plus au moment de reprendre une production. Une fois la mise en scène établie, ma perception se cristallise et j’adhère à cette vision de l’œuvre : j’ai du mal à voir comment elle aurait pu être traitée autrement, par moi en tout cas. Par exemple, dans Le Retour d’Ulysse, il y a normalement trois prétendants, alors qu’il y en a une centaine chez Homère : nous avons choisi d’ajouter 15 figurants car ce n’est pas pareil pour Pénélope d’être assiégée par trois hommes ou par une foule. Magdalena Kozena en a d’ailleurs fait l’expérience : lors des premières répétitions avec les figurants, son jeu a beaucoup été influencé par le fait d'être entourée d’une horde d'hommes. Le rapport de force est très différent. Aujourd’hui, je ne me rends même plus compte que nous avons ajouté cela à l’œuvre : je ne peux plus m’imaginer la scène du massacre avec seulement trois victimes. Cela ressemblerait d’ailleurs plus à une petite vengeance qu’à un massacre !
Le Retour d’Ulysse sera joué à Dijon (réservez vos places ici) : irez-vous retravailler sur place ?
Malheureusement, à mon grand regret, mon emploi du temps ne me le permettra pas car je serai à Strasbourg pour ma production suivante. Mais il ne s’agit pas vraiment d’une reprise puisque l’œuvre y sera jouée dans la foulée de sa présentation au TCE, avec les mêmes interprètes. Cela ne m’arrive que très rarement de ne pas retourner voir au moins une représentation : c’est très douloureux pour moi. Je souffre encore de ne pas avoir pu aller à Vienne pour la reprise de The Fairy Queen.
Qu’est-ce qui vous fait souffrir ?
C’est difficile de porter le projet pendant aussi longtemps, avec un travail de répétition très intense et des liens très forts qui se créent avec les interprètes, puis de partir au moment où l’œuvre prend vie. C’est comme si on mettait un enfant au monde et qu’on l’abandonnait à la naissance, qu’on ne le voyait pas grandir. La production a ensuite sa vie propre, indépendante, nourrie par les interprètes qui trouvent de nouvelles interactions. Quand les bases sont saines et solides, ces évolutions vont d’ailleurs presque toujours dans le bon sens.
Mariame Clément (© Elisa Haberer)
Deux jours avant la Première du Retour d’Ulysse, votre Armida de Rossini créée à Anvers sera reprise à Montpellier. Vous ne pouvez pas être partout : comment la reprise est-elle préparée ?
C’est la troisième fois dans ma carrière que ne peux pas du tout assister à une production. Savoir que des gens reprennent ma mise en scène sans que je sois là est extrêmement douloureux. J’ai rencontré Karine Deshayes [qui interprète le rôle-titre, ndlr] en amont pour lui décrire mon projet et je suis en contact avec mon assistant qui dirige les répétitions, mais cela ne remplace pas le fait d’être présente. Il y a à mon sens quelque chose de malhonnête à avoir mon nom sur l’affiche sans y avoir été. Même si je suis l’auteure de la conception, la réalisation m’importe plus encore : le fait de travailler avec les chanteurs, de les convaincre, de modifier les choses en fonction d’eux. Heureusement, mon assistant a toute latitude pour changer ce qui doit l’être et il a l’intelligence de savoir ce qui peut être changé et ce qui ne doit pas l’être, je peux donc lui faire confiance.
Pouvez-vous nous décrire cette production ?
Armida est une production conceptuellement compliquée. L’œuvre elle-même est très abstraite : j’en ai beaucoup discuté avec Alberto Zedda, qui dirigeait l’œuvre pour la première fois. Nous avons été très vite d’accord pour dire qu’on ne comprend pas très bien de quoi l’œuvre parle. L’œuvre est très bancale : le premier acte d’exposition est très riche, avec beaucoup d’informations, d’enjeux et de personnages, et tout disparaît à l’acte II qui se centre sur le couple Rinaldo-Armida, avant un troisième acte qui constitue un retour à la réalité. Il ne se passe presque rien à l’acte II. En fait, l’œuvre est un traité abstrait sur l’amour : à partir du moment où le couple central s’aime, tout disparaît et il n’y a plus d’histoire. C’est très mimétique d’une relation amoureuse. La magie qu’utilise Armida pour séduire Rinaldo est complètement tautologique car l’amour est magique : on ne peut pas expliquer comment ni pourquoi on tombe amoureux de quelqu’un. De même, lorsqu’Armida cherche à se faire aimer indépendamment de sa magie, ce n’est qu’une représentation de l’angoisse de tous les amants, d’être aimé pour ce qu’on est vraiment et pas pour une projection.
À mon sens, une mise en scène réaliste tombe sur un mur car la musique n’est pas du tout psychologique. Elle est symphonique dans son esprit : la force de la scène tient dans la perfection de la composition et non dans son mimétisme psychologique. Nous avons donc traité l’opéra de manière très abstraite et très allégorique. Armida est l’image de la Femme vue par l’homme : c’est l’autre, elle est dans l’autre camp, exotique. Elle est magique donc on ne comprend pas comment elle fonctionne. Rinaldo est aussi la définition de l’Homme, le champion dans sa virilité triomphante. Nous souhaitions garder ce côté archétypal. Nous avons travaillé par image : qui sont aujourd’hui les champions nationaux ? Nous avons donc conçu le décor et les costumes en référence à l’univers du sport et aux stars du football en particulier. Pour autant, dans certaines scènes, les chevaliers sont en armure médiévale : nous mélangeons les référents visuels pour s’ancrer dans l’allégorie et s’éloigner du réalisme.
Karine Deshayes et Enea Scala dans Armida mis en scène par Mariame Clément (© Marc Ginot)
Dans cette reprise, votre assistant a un rôle important. Pourriez-vous nous décrire le métier d’assistant que vous avez d’ailleurs occupé à vos débuts au Staatsoper Unter den Linden de Berlin ?
Il y a autant de rôles d’assistant que d’assistants. Son rôle est avant tout d’être la mémoire de la production. Il doit noter tout ce qui se dit au cours des répétitions dans une partition de mise en scène, permettant de disposer du dernier état du travail : si on reprend une scène et que tout le monde a oublié ce qui avait été décidé lors de la précédente séance de travail, l’assistant est là pour le rappeler, qu’il s’agisse de déplacements ou de sous-textes. Il doit comprendre l’esprit des décisions car c’est ce qui est important au moment de la reprise, lorsqu’il faut s’adapter à de nouveaux interprètes. Son plus fidèle ami est la gomme ! J’aime les assistants qui ont un vrai regard sur la production, avec lesquels je peux discuter, qui ne soient pas simplement exécutants. L’assistant doit aussi idéalement nous libérer l'esprit en prenant en charge la mise en place pratique des décisions que l’on prend, en se rapprochant par exemple de la régie, des accessoiristes ou de l’atelier de costumes, afin de nous permettre de garder la vision d’ensemble, ce qui est important dans notre travail. Don mon cas, il y a aussi besoin de compétences linguistiques car j’essaie de parler aux chanteurs dans leur langue, s’ils parlent français, anglais, italien, allemand ou espagnol.
Lorsqu’il dirige une reprise, l’assistant a également besoin de compétences de direction d’acteurs. Il a besoin d’une autorité qui n’est pas évidente car elle ne découle pas de son statut comme c’est le cas pour le metteur en scène. C’est d’ailleurs parfois presque plus facile pour l’assistant quand le metteur en scène ne revient pas du tout car il est le seul référent. Il arrive sinon que l’assistant se retrouve en porte-à-faux entre le chanteur et le metteur en scène. J’essaie d’éviter cela en restant totalement loyal aux décisions de mon assistant, quitte à transiger dans un second temps. Délégitimer l’assistant est contre-productif car son rôle est de défendre le travail du metteur en scène.
Vous avez mis en scène une autre Armida, celle de Haydn : comment avez-vous travaillé pour aboutir à deux visions originales à partir d’un même matériau ?
Cela ne m’a en l’espèce pas posé de problème car les deux œuvres sont très différentes. Ce qui est important, c’est de trouver ce qui est le moteur de l’œuvre, ce qui la rend émouvante. Le rapport entre le texte et la musique, la manière dont les personnages sont dépeints, la dramaturgie de l’œuvre, appelaient chez Haydn une interprétation beaucoup plus réaliste que chez Rossini. Ce qui m’a inspirée, c’est l’inadéquation entre un matériau très convenu et une attention extrême à la finesse psychologique, à la peinture des sentiments qui ne correspondent pas au thème choisi. Ainsi, autant nous avons fait une Armida de Rossini très abstraite, autant celle de Haydn est très concrète. C’est la seule fois où j’ai fait une vraie transposition réaliste faisant référence à des événements historiques et politiques de l’actualité : dans ce cas très précis, les hésitations de Rinaldo, qui occupent les trois actes de la version de Haydn, prenaient sens et devenaient déchirantes.
Vous arrive-t-il de douter de votre vision au moment d’aborder les répétitions avec les chanteurs ?
Cela ne m’arrive jamais d’arriver aux répétitions sans savoir ce que je souhaite faire d’une scène. Je prépare un document découpant chaque scène et indiquant ce que j’en attends, les mouvements de machinerie, etc. Après, cela peut évoluer : je le mets à jour chaque soir après la répétition pour préparer la séance du lendemain. C’est d’ailleurs une chose que l’on apprend avec l’expérience : savoir quoi préparer et quoi ne pas préparer, savoir où lâcher lorsqu’on s’est préparé mais que quelque chose de magique se produit en répétition. Il faut arriver très préparé sur une scène de comédie, car c’est de la mécanique. D’autres fois, il vaut mieux n’avoir qu’une idée générale et se laisser porter. Cela dépend aussi des interprètes : certains ont besoin d’être guidés dans chaque détail de leur jeu, ce qui ne les empêche pas d’être excellents. D’autres ont besoin de plus de liberté.
Mariame Clément (© Elisa Haberer)
Quel est le moment le plus stressant dans le processus de création d’une production ?
Le syndrome de l’imposteur augmente avec le nombre de productions !
Le stress qui accompagne la rencontre avec les artistes, le premier jour des répétitions, est existentiel : on n’a alors que des idées et il faut transformer cela en quelque chose de concret. On n’est jamais certain que l’univers qu’on a imaginé va s’incarner et prendre forme. La veille, j’ai envie de faire un autre métier, tellement je suis angoissée. On est parfois face à quinze personnes que l’on ne connait pas. Ils nous regardent pendant qu’on leur présente le projet. Puis il faut commencer : les chanteurs se mettent debout et on leur donne les premières directives. C’est très intimidant : c’est comme se mettre nu devant des gens qu’on ne connait pas. Et cela est de plus en plus anxiogène au fil des productions. Au début, il y a une certaine insouciance. Ensuite, on est de plus en plus conscient de ce qui peut ne pas fonctionner, et on est aussi de plus en plus exigeant, car le risque de se répéter, et donc de lasser, est toujours présent. Par ailleurs, plus on travaille dans des maisons prestigieuses, plus l’enjeu est important : avant de débuter à Covent Garden, on a forcément le trac ! Il y a enfin de la superstition : on se dit que l’imposture a fonctionné jusque-là mais qu’elle va finir par être révélée au grand jour. Loin de calmer ce syndrome de l’imposteur, le nombre de productions réalisées le fait croître car l’imposture est de plus en plus énorme !
N’est-il pas également stressant de se confronter au jugement du public lors des saluts de la Première ?
Je ressens une grande excitation, certes mélangée d’angoisse, mais ce n’est pas une angoisse existentielle. Je suis dans un état second, comme un cerf devant des phares, sans vraiment me souvenir de ce qui s’y est passé. Sauf s’il y a des huées : ça, je l’entends.
Et que ressentez-vous alors ?
Je tiens la main à l’équipe, qui est généralement enthousiaste et contente d’être là, ce qui en atténue la portée. Je suis personnellement contre le fait de huer, mais il me paraît légitime que certains spectateurs n’aiment pas mon travail. Plus j’avance dans ma carrière, plus je polarise car les attentes sont plus grandes et je suis de moins en moins consensuelle. Pour autant, cela ne m’est jamais arrivé de recevoir une marée de huées.
Vous êtes normalienne : saviez-vous durant vos études que vous feriez ce métier ?
Non, je n’étais pas tellement consciente que ce métier existait. Je ne savais pas trop ce que je voulais faire. J’avais en revanche un grand désir d’opéra. J’ai même pris des cours de chant. J’ai tout de même eu l’instinct de quitter Paris pour ne pas emprunter la voie tracée des jeunes bons élèves des milieux favorisés. J’ai été aux États-Unis puis à Berlin, où j’ai vu beaucoup d’opéras : cela m’a ouvert les yeux sur l’importance de la mise en scène comme interprétation. Malgré les excès de certaines mises en scènes allemandes dont on parle tant, je considère cette liberté d'interprétation comme essentielle : pour moi, cette découverte a été fondatrice. Ma professeure de chant à Berlin m’a conseillé de faire un stage au Staatsoper. Cela s’est ensuite fait petit à petit.
Comment définiriez-vous le métier d’artiste ?
J’ai l’impression d’avoir fait des progrès dans la direction d’acteurs
J’ai beaucoup de mal à me considérer comme artiste : il y a une différence entre ce que je fais et l’œuvre des grands créateurs. Je ne crée pas à partir de rien comme un compositeur, un écrivain ou un peintre, et je ne suis pas sur scène comme un interprète, même s’il est vrai que mon âme est sur la scène. De ce point de vue, mon travail sur Les Pigeons d’argile, un opéra contemporain, a été très salutaire. Son compositeur, Philippe Hurel, m’a dit un jour : "Nous faisons le même métier, toi et moi : nous mettons de l’ordre là où il n’y en a pas". C’est une très belle définition dans laquelle je me reconnais : trouver du sens au monde, mettre de l’ordre. Il s’agit de transmettre une vision subjective d’une œuvre, de ses implications et de ses résonances esthétiques, morales, philosophiques, intellectuelles, littéraires et musicales. Raconter des histoires me tient à cœur. Je suis assez classique : je crois beaucoup à l’artisanat. J’aime l’idée d’avoir du métier et j’ai d'ailleurs l’impression d’avoir fait des progrès, dans la direction d’acteurs, notamment. L’artisanat et l’artistique sont très liés en moi. A l’occasion d’un projet qui ne s’est pas fait car je n’ai pas réellement su faire de compromis, j’ai constaté qu’il y a bien quelque chose d’artistique chez moi : j’avais une vision sur laquelle je ne pouvais pas transiger, presque malgré moi.
Votre projet suivant sera La Calisto de Cavalli à Strasbourg. Cette maison est importante dans votre carrière : d’où viennent ces liens qui vous en rapprochent ?
En effet, La Calisto vient clore cette saison centrée sur le répertoire baroque. C’est la maison de mes débuts, qui m’est restée fidèle au fil des changements de direction, ce qui me touche beaucoup car je trouve normal qu'un nouveau directeur veuille apporter un vent frais et fasse appel à de nouveaux metteurs en scène. Mais il est vrai que chaque production à Strasbourg me donne l'impression de rentrer "chez moi" et de retrouver ma famille. J’aime beaucoup l’esprit de cette maison. Elle est à cheval entre la France et l’Allemagne, y compris esthétiquement, culturellement, artistiquement et linguistiquement. Il y a un souci de l'esthétique très français mêlé à une ouverture plus allemande à des mises en scène radicales ou conceptuelles.
Das Liebesverbot par Mariame Clément (© Klara Beck)
Votre Liebesverbot y a connu un grand succès l’an dernier (lire notre compte-rendu) : qu’en retenez-vous ?
La critique était en effet quasiment unanime, mais il est plus facile d’avoir de grands succès sur des œuvres méconnues : il y a moins d’écrans, les spectateurs sont en prise directe avec l’œuvre. C’est d’ailleurs la seule chose que je demande à mon public : d’être ouvert et de bonne volonté pour se laisser prendre par la main, je me charge du reste. Le fait de connaître l’œuvre avant le début du spectacle est quelque chose de très spécifique à l’opéra. On a tendance à oublier que toutes ces œuvres n’ont pas été créées pour les gens qui connaissaient l’histoire. La dernière fois que j’ai vu une œuvre que je ne connaissais pas dès le début, il s’agissait de Billy Budd : c’était palpitant ! Le public a découvert comme cela les œuvres que l’on connait par cœur aujourd’hui. D’où vient cette habitude de lire l’histoire avant de voir le spectacle ? Cela se justifiait lorsqu’il n’y avait pas de surtitres, mais aujourd’hui, c’est superflu. Pourtant, il y aurait des manifestations si on supprimait l’argument du programme.
Quels seront vos projets suivants ?
Don Pasquale sera repris à Glyndebourne cet été, ce dont je suis ravie car c’est presque le Paradis sur terre : y aller est toujours une fête. La saison prochaine sera centrée sur les femmes fatales. Je vais mettre en scène Salomé, dont je rêve depuis très longtemps, à Essen, puis il y aura Lulu à Santiago. Les projets suivants ne sont pas encore officiels.
Extrait de Don Pasquale mis en scène par Mariame Clément à Glyndebourne :
Suivez-vous le travail d’autres metteurs en scène ?
Oui, même si c’est de plus en plus difficile car mon agenda me le permet de moins en moins. C’est important de garder une logique de spectatrice. Je trouve cela assez stimulant. Cela me met en joie de voir des mises en scène excellentes, mais me déprime d’en voir de mauvaises. Par contre, j’évite d’aller voir les œuvres que je dois mettre en scène : si c’est très bon, c’est paniquant car c’est alors difficile de voir l’œuvre autrement.