Confluences andines à la salle Cortot
Ce n'est pas la première fois que l'Ensemble La Chimera se distingue par ses projets recherchés et peu communs. Dirigé par le guitariste et théorbiste argentin Eduardo Egüez, ce groupe d'artistes se plaît à explorer les confins du répertoire baroque pour le mêler aux styles plus récents. Cette fusion vient éclairer les genres et se révèle particulièrement créatrice dans cette première mise en résonance des folklores boliviens, péruviens ainsi que de la Patagonie argentine et chilienne, confectionnée par l'ensemble.
La soirée commence comme une histoire : celle des peuples de cette vaste région au lourd passé relaté dans les strophes graves et profondes de Cinco Siglos igual composé par le chanteur de rock argentin Leon Gieco. Entre l'extermination des civilisations pré-colombiennes et les révolutions sanglantes du XXe siècle, cette partie de la terre a bien souffert, et cela en « à peine cinq siècles ».
Surgissant de la pénombre de la salle, la soprano Barbara Kusa s'avance sur scène avec sa voix pleine et claire, suivie de la mezzo Mariana Rewerski. Puis entrent les instrumentistes, chantant à leur tour avec force et vigueur. De cette polyphonie ressort d'emblée le timbre épais émanant de la bouche de la jeune gambiste cubaine Lixsania Fernandez. Telles des pierres portées à un même édifice, les musiciens rendent ainsi hommage d'une même voix aux peuples anciens. Déjà, se fait ressentir une liberté d'interprétation des plus complètes : les chanteuses formant un duo complice se munissent de percussions et se déplacent d'un pas balancé tandis qu'Eduardo Egüez, le théorbe à l'épaule et le tambour à la main, dirige l'ensemble de la voix et de la tête.
Barbara Kusa et Eduardo Egüez (© Philippe MATSAS)
Le voyage peut commencer. D'ailleurs, les auditeurs sont déjà subjugués : en témoignent leurs applaudissements explosifs et leurs cris de joie. La pièce instrumentale El verso – Indios Moxos fait d'emblée basculer les oreilles dans des rites ancestraux. Aux sons des rythmes martelés, le flûtiste Luis Rigou (aussi connu sous le nom de Diego Modena) nous intrigue et pique notre ouïe de curiosité avec sa collection de flûtes andines. D'allure guerrière, cet air est tiré de la tradition des indiens Chiquitos de Bolivie, protégés par les missions jésuites, qui l'interprètent depuis le XVIIe siècle, lors de la fête de Saint Ignace.
Dans quatre huaynos andines, musiques et danses typiques du Pérou de l'époque pré-colombienne, l'énergie qui se dégage des musiciens se renforce encore, guidée par Luis Rigou, véritable génie du souffle, passant de la flûte quena des Andes à la flûte de pan tout en dansant et entraînant les autres instrumentistes. La répétition est exaltante, le crescendo enfle et va jusqu'à donner des frissons. Musicalement moins exotiques et pourtant contemporains, les chants en langue guarani rappellent l'existence de ce peuple converti par les Jésuites mais décimé par les conquistadors espagnols. Dans le chant Ara vale Hava, au-dessus d'un continuo baroque bien perceptible, les mezza voce (chantés à mi-voix) de Barbara Kusa et de Mariana Rewerski ressemblent presque à un soupir et dépeignent parfaitement la pensée existentielle sur la mort et le « Jour du jugement » offerte par les Guaranis. Les deux chanteuses prennent ensuite une pose émouvante, joignant les mains, les ouvrant autant que leur voix pour chanter Ay linda amiga (Ah belle amie), une composition anonyme du XVIe siècle proche du madrigal où l'amour courtois flirte avec la mort. La courbe descendante de chaconne (pièce basée sur une basse descendante répétée de manière continue) y est retentissante sous les doigts précis d'Eduardo Egüez et de Juan José Francione.
Eduardo Egüez (© Philippe MATSAS)
Loin d'être enfoui, cet héritage musical semble resurgir au contact des chansons populaires argentines et chiliennes. Le pathos si prégnant dans les airs baroques espagnols est aussi celui de la célèbre chanson de Violeta Parra, Gracias a la Vida (Merci à la vie). Dans un doux parlando, (intonation proche du parlé) Barbara Kusa commence le chant avant d'être rejointe progressivement par les musiciens. C'est là que Luis Rigou fait découvrir sa voix légère et voilée. Ce chant collectif rend ainsi sonores les paroles de la chanteuse chilienne : « Et le chant de tous forme mon propre chant ». L'alliage des cordes frottées, frappées et de la harpe se fait proche du timbre de l'accordéon et résonne presque comme un tango. Encore plus feutrée, la chanson Alfonsina y el mar (Alfonsina et la mer) du pianiste Ariel Ramirez est une zamba (musique et danse traditionnelle argentine dérivée de la Zamacueca péruvienne) langoureuse portée par la voix ronde de Mariana Rewerski et les pizzicati du contrebassiste Leonardo Teruggi, qui dans un accelerando subit ou un rallentando subtil évoque le bruit du ressac irrégulier de la mer. Plus solaire est Le Seclanteno, sérénade rythmée au charango (petite guitare du Pérou) et composée par le chanteur argentin Ariel Petrocelli. L'arrangement créé par La Chimera est d'une polyphonie douce et odorante, s'ouvrant sur un chant fredonné, sans paroles. Les deux chanteuses évoquent de manière poétique l'écho du chant du Seclanteno « dans la vallée verte » en optant chacune pour un rythme différent sur une même phrase. Encore plus inventif est l'arrangement du célèbre El condor pasa composé par le péruvien Alomia Robles : à la langue quechua de cette zarzuela nostalgique (action théâtrale proche de l'opérette) s'enroulent des accords teintés de jazz et de tango.
Barbara Kusa (© Philippe MATSAS)
Après ces voyages introspectifs, place à la danse et aux réjouissances : La Colorada de l'argentin Atahualpa Yupanqui, qui tire son pseudonyme du dernier empereur inca et d'un responsable quechua, fait retentir des clappements de mains et offre un rythme parfait aux chanteuses pour faire tourner leurs jupes tout en rendant sonore un parlé-chanté au sourire constant. Et la fête semble ne plus finir : après le Qué hermoso Sueno soné (Quel beau rêve j'ai rêvé) de Peteco Carabajal, l'ensemble offre deux bis dont le premier est époustouflant d'inventivité et d'humour. Dans un véritable pot-pourri adjoint d'une mise en scène dont Luis Rigou est le principal protagoniste et soliste, l'ensemble interprète une chanson à boire du XVIIe siècle, dans la version des Andes, en interrompant le chant éraillé du flûtiste par un extrait du Concerto pour violon n°3 de Mozart, des clusters (grappe de sons voisins) ou encore le début de la Marche funèbre de Chopin.
Dans l'euphorie générale, chacun remercie bien haut les artistes et peut certainement dire « Merci à la vie » !