Otello à Bastille et la très belle mise en scène d'Andréi Serban
On lit sur certains blogs une critique bien sévère de la mise en scène d’Andrei Serban. créée en 2004 pour l’Otello de Verdi et reprise en ce moment à Bastille.
Accordons à Christian Peter que « la tempête qui ouvre l’opéra avec ses projections de vagues géantes sur un rideau de tulle derrière lequel la foule des Chypriotes s’est massée capte durablement l'attention ». C’est d’ailleurs une belle découverte de cette mise en scène. Alors que la vidéo envahit la scène lyrique, nous découvrons avec plaisir que celle-ci ne détourne pas nécessairement l’attention du spectateur (comme c’était le cas avec Simon Boccanegra ou Boris Godounov). Qu’il s’agisse de cette mer démontée ou des ciels orageux, elle accompagne particulièrement bien les chœurs dans les moments les plus intenses de la partition. Ici, la vidéo remplit l’espace. Elle n’est pas projetée sur une surface locale, en marge de l’action. Elle ne livre pas une interprétation de la scène mais reste bien à son service.
L’ensemble de l’ouvrage ne fera d’ailleurs que dérouler le déchaînement initial sur le port de Chypre. Les rideaux de tulle, toujours présents à différents niveaux du plateau, parfois entièrement tirés, parfois à demi, en sont la trace permanente. Ils sont les supports évanescents des retours réguliers, aux moments des tensions les plus fortes de l’opéra, de vidéos montrant des ciels orageux qui plongent l’opéra dans l’obscurité et la tourmente. Comme l’immense flamme rouge qui s’élève au centre de la scène à deux reprises, les vibrations permanentes du tulle placent le spectateur dans un monde trouble et agité, constitué d’espaces distincts mais non séparés, un monde dans lequel la jalousie ne permet plus de distinguer nettement le fantasme de la réalité. Enivré par Iago, Otello a perdu tout contact avec le réel. Les vents contraires ballotent le héros en tous sens. Le retour au réel – tragique – à l’acte IV, sera marqué par le déchirement et le renversement des paravents de la chambre de Desdemona.
Pour Christian Peter la mise en scène de Serban est marquée par trois fautes majeures : le temps et le lieu sont peu marqués, les chanteurs « errent sur le plateau en prenant des poses convenues ».
Rappelons à Christian Peter qu’une mise en scène d’opéra n’est pas une reconstitution historique ou géographique ! La scénographie cherche simplement à montrer ce qui est chanté. Elle n’est donc pas censée créer un décor réaliste et cohérent avec le contexte de l’œuvre. La mise en scène propose une interprétation visuelle et spatiale du livret et de la partition. Elle est tout à la fois le support de l’action et un véritable support visuel de la musique écoutée.
Comment peut-on, dès lors, reprocher à Andrei Serban un « décor passe-partout » ? La mer bleue, au loin, les murs blancs (dont les arcades permettent de très beaux jeux de lumière), ne forcent pas l’attention du spectateur. Ce décor laisse l’imagination libre. On reproche très souvent aux metteurs en scène une recherche obsessionnelle d’actualisation. Celle-ci détourne l’attention de la musique. Les interprétations excessivement historicisantes, très attachées au détail, n’étaient-elles pas de même nature ? Serban laisse au spectateur le soin de compléter ce qui est ici simplement évoqué. Le palmier, s’il évoque le monde méditerranéen, possède une autre fonction : il crée l’unité de lieu. Les costumes créent l’unité de temps : le XIXeme siècle. Ces deux dimensions ont été essentielles pour Boito et Verdi qui ont travaillé à ramener la tragédie shakespearienne aux trois unités d’une tragédie française.
En 2012, avec La Kovantchina, Serban avait posé des principes similaires : il distribue sur scènes quelques indices de temps et de lieu dans un décor très sobre, laissant à la musique le soin d’en déployer le sens dans l’imaginaire du spectateur. Les quelques objets présents sur scène revêtent une dimension symbolique forte. L’acte II d’Otello est place dans une tension entre deux pôles, le bureau, associé à deux étendards, signes de l’activité politique et le divan rouge, signe de la passion. L’armure recouverte du voile de mariage souligne également le déchirement intérieur d’Otello. Signes discrets, mais rendus efficaces par le va et vient et l’agitation d’Otello entre ces objets.
Iago est-il trop statique ? Semble-t-il perdu sur scène ? L’inviter à davantage de retenue sur scène qu’Otello et Desdemona correspond parfaitement à sa fonction dans la tragédie. Iago n’est pas Méphisto. Son caractère maléfique n’est pas évident (il ne l’était pas non plus pour Verdi). Iago connaît bien Otello. Il ne fait qu'exploiter une faille qui existe en Otello (c'est la raison pour laquelle Iago ne triomphe pas à la fin, mais s'enfuit). Il se contente de révéler à Otello sa fragilité fondamentale. Andrei Serban prend ainsi le contrepied d'une approche qui voit en Iago un personnage machiavélique dont l'objectif serait de faire chuter Otello. C’est sans doute aussi la raison pour laquelle le Credo est chanté devant le rideau de scène, comment en retrait de la narration. Le credo n’est pas un pacte avec le diable : il nous montre la noirceur d’esprit d’un personnage.
Serban prend donc le parti de mettre en scène un Otello victime de son amour propre ainsi qu’il l’explique dans le texte publié dans le programme de l’Opéra de Paris (pp. 39-41). Otello s'est construit une image, proche de la perfection et qui ne saurait tolérer la moindre altération. Il a besoin de Desdemona pour la lui renvoyer. En fait, Otello est un Narcisse. Il s'aime dans le miroir que Desdemona lui tend. Il ne perçoit que lui-même, ce qui le conduit à un aveuglement complet lorsque Iago sous-entend que Desdemona peut en aimer un autre. On comprend mieux ainsi la facilité avec laquelle Otello est abusé. Ce n'est pas de la naïveté, mais de l'aveuglement. Par ses insinuations, Iago se contente d'avilir cette image flatteuse. Dans L’Avant-scène opéra (pp. 78-85), Jean-Michel Bèque insiste également sur cette interprétation du rôle-titre. Otello est l’histoire du « découronnement d’une image idéale ». Ce jeu d’image s’incarne parfaitement dans les voiles de tulle mais aussi dans la présence constante d’un miroir sur scène. Brisé violemment par Otello au cours du second acte, il traduit parfaitement la blessure profonde provoquée par les allégations de Iago. L’image du héro est brisée par ce soupçon d’infidélité. Iago a su toucher la fierté du héros. Au cours du dernier acte, Otello se maquille devant le miroir de la chambre de Desdemona : ne cherche-t-il pas, en préméditant son meurtre, à reconstruire son image de guerrier parfait ? Gilles de Van complète : « Iago empêche Otello d’être fidèle à sa « nature », à ses valeurs de héros, concrètement il l’empêche de chanter, sauf quand cette nature doit le porter vers la violence et la destruction » (programme, p. 45). Le miroir brisé est le symbole de l’âme d’Otello. L’image de ce héros parfait est en morceaux. Faute de miroir –privé de l’amour-miroir de Desdemona – le héros est aveugle.
Desdémona, elle aussi, est aveugle au sens où elle n'a pas accès aux motifs qui poussent Otello à la rejeter. Elle est donc innocente. Otello est aveugle au sens où il ne voit que lui-même. Il est donc coupable du meurtre qu'il accomplit. S'il se tue c'est parce qu'il se découvre faillible. Hors de cette contemplation glorieuse de lui-même, son existence n'a plus de sens. Une des dernières répliques d'Otello : "Oh! Gloire! Otello n'est plus". En fait, cet aveuglement est sans doute l'énigme majeure de l'ouvrage. Sans miroir, sans jeu de voiles et de rideaux, Otello est jeté dans l’enfer destructeur de la jalousie.
Les étendards et oriflammes, signes de la gloire militaire, sont présents sur scène tout au long du spectacle. Révélé à lui-même, il ne reste plus au héros déchu qu’à se saisir de l’un d’eux pour le retourner contre lui. Dans la dernière scène, tous les voiles sont levés. L’orage prend fin. Otello meurt avec l’objet qui était le signe même de l’image qu’il s’était construite.
Discrètement, Serban a mis en place des symboles et des objets qui ne livrent pas une interprétation forcée du livret et de la musique mais l’accompagnent simplement. Doit-on attendre autre chose d’un metteur en scène à l’opéra ?