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Jonas Kaufmann et Camilla Nylund dans le deuxième acte de Tristan à Boiston: Bravo mais...
Avec un peu de retard, je livre mon impression sur le concert de Boston, où le BSO interprétait le deuxième acte de Tristan et Isolde avec Jonas Kaufmann et Camilla Nylund dans les rôles titre. J’étais au deuxième concert, celui du 7 avril, et j’ai ressenti un mélange d’admiration et de déception pendant cette soirée.
Admiration tout d’abord : pour l’orchestre, avec ses cordes à la sonorité soyeuse et précise. La direction d’Andris Nelsons était ferme, dans des tempos parfois un peu lents mais bien maîtrisés. Quelques imperfections du côté des cuivres, et peut-être des imprécisions rythmiques dans les passages les plus animés, mais rien de bien grave. Dès la première partie, dans Siegfried Idyll, il nous enchantait déjà avec son beau et sombre éclat parfaitement adapté à la musique de Wagner.
Du côté des voix, découverte émerveillée de la Brangaine de Mihoko Fujimura, voix puissante, profondeur du timbre, émotion vibrante. Elle chantait sans partition, et semblait vivre pleinement le drame qui se déroulait. Même chapeau bas à Georg Zeppenfeld, qui campait un roi Marke sidérant d’humanité. Il réussissait la performance de rendre passionnant le long monologue du roi humilié à la fin de l’acte, alors que ce morceau paraît en général terne en comparaison du duo d’amour qui précède.
C’était bien sûr le Tristan de Jonas Kaufmann que l’on attendait comme l’événement lyrique de l’année. Je dois dire qu’il ne m’a pas déçue : dès son entrée tonitruante, il paraissait habité par la musique, trépidant manifestement de la joie d’y tenir son rôle. Culturellement, historiquement, sentimentalement, il est manifeste que cette musique est la sienne, et on jubile avec lui de l’y voir si à son aise. Sa voix était à l’avenant : puissante mais jamais criarde, avec son timbre barytonisant inimitable, et des modulations d’une infinie douceur, que ce soit dans le duo ou dans son air final (« Oh, König ! »), imprégné d’un étrange mystère et d’une tristesse bouleversante.
J’en viens maintenant aux points contestables, en commençant par l’Isolde de Camilla Nylund qui ne m’a pas convaincue. Certes la voix est belle, bien projetée, contrôlée. Mais les aigus manquaient de radiance, et l’ensemble paraissait sans éclat à côté des autres interprètes. La chanteuse était figée, raide, collée à sa partition, comme intimidée par le rôle (comme pour Kaufmann, c’était une première fois). Dans la première partie de l’acte, elle était éclipsée par la Brangaine torturée de Fujimura, dans le duo d’amour il y avait un net déséquilibre entre sa prestation assez insipide et le charisme de son partenaire masculin.
Ce manque d’ardeur doit-il être entièrement imputé à Camilla Nylund ? L’organisation du plateau est peut-être au moins autant responsable du côté un peu froid de la soirée : au lieu que les deux amants aient été placés côte-à-côte, Kaufmann et Nylund se tenaient de part et d’autre du chef, Nelsons étant juché sur une estrade et muni d’un grand pupitre encombrant l’espace. Le résultat était que les solistes ne pouvaient ni se voir vraiment, encore moins se toucher. Rivé à sa partition respective, privé des gestes théâtraux qui accompagnent d’ordinaire une version scénique, chacun était renvoyé à sa propre partie, comme pour un oratorio mais pas du tout pour un opéra. Certes il s’agissait d’une version de concert. Mais ces dernières années, la mise en espace de ces concerts a été revue dans le sens d’une dramatisation, une théâtralisation, permettant de restituer en grande partie l’émotion de la mise en scène. Je pense ici par exemple au magnifique Andrea Chénier donné l’an dernier au théâtre des Champs Elysées, où Kaufmann et Harteros étaient aussi convaincants (et aussi « actifs » !) que sur scène à Munich. Qu’on le veuille ou non, l’art lyrique n’est pas de la musique « pure ». Son charme repose sur le rapport charnel des chanteurs avec leur rôle. Ce d’autant que les interprètes ont fait d’immenses progrès dans le jeu théâtral. Ils sont devenus de véritables acteurs, et ces incarnations de leurs personnages, loin de nuire à l’interprétation musicale, ont encore ajouté à l’émotion et la beauté du chant. Ce n’est pas la même chose de chanter un duo d’amour en étant de part et d’autre de la scène, face à son pupitre, ou en étant tout près de son partenaire, en pouvant le regarder, le toucher, le sentir respirer et frémir ! Les spectateurs sentent cette ferveur partagée… et aussi la froideur qui résulte du trop grand éloignement. En l’occurrence, pour Kaufmann dont on adore l’engagement bouillonnant et sincère dans la musique qu’il chante et les rôles dans lesquels il se coule en comédien talentueux (témoin le tourbillon délicieux où lui et Diana Dimrau nous ont entraînés récemment pour l’Italienisches Liederbuch de Wolf), on le sentait frustré d’un engagement physique plus intense et on partageait sa frustration.
Autre conséquence fâcheuse de cette disposition des chanteurs, au moins pour une partie de l’audience : pour les spectateurs placés sur les côtés (c’était mon cas, au deuxième rang d’orchestre à droite, juste sous Kaufmann et Fujimura), l’introduction d’un déséquilibre marqué entre les voix. Ce déséquilibre était évidemment très préjudiciable dans le duo. Il explique peut-être en partie ma sévérité pour la prestation de Camilla Nylund, qui m’apparaissait complètement écrasée par son partenaire, que ce soit Fujimura ou Kaufmann – mais des amis, placés symétriquement de l’autre côté de la salle, ont cependant ressenti la même froideur dans son interprétation.
Ainsi cette soirée, pour réussie qu’elle ait été sur le plan strictement musical, ne restera pas dans les annales comme un grand moment d’émotion. Sans doute faudra-t-il pour cela attendre la prise de rôle scénique de notre ténor favori (d’ici 3 ans, semble-t-il), qui pourra alors donner la pleine mesure de son immense talent et nous bouleverser jusqu’au tréfonds de l’âme.