Amour à mort : La Cité Bleue Genève remonte aux sources de l'Opéra
Au tout début du XVIIème siècle, alors que l’Opéra en était à ses balbutiements, les spectacles musicaux avaient la forme de fables racontées en petit comité par des comédiens chanteurs qu’accompagnait une poignée de musiciens, dans l’ambiance feutrée d’un Palazzo italien. Des mythes anciens aux poèmes épiques du Moyen-Âge, les histoires qui s’y déroulaient étaient prétexte à l'élaboration d’un genre nouveau pour l’époque, entre théâtre et proto-art lyrique.
C’est cette ambiance que La Cappella Mediterranea a cherché à restituer avec son Amour à mort, créé à La Cité Bleue Genève. Il s’agit d’une borderie au programme compilé d’œuvres du baroque italien, autour de l’épopée tragique de Tancrède et Clorinde : une histoire d’amour et de guerre racontée sur scène par 4 comédiens et 5 chanteurs.
Si le lieu reste loin des quelques places offertes par les salons des palais italiens de l’époque, la salle offre tout de même une belle intimité, et surtout une acoustique particulièrement favorable à cette forme d’opéra de chambre qui, sans utiliser une unique œuvre intégrale, assemble une à une des partitions (ou extraits) de compositeurs à l’esthétique homogène : Sigismondo d’India, Antonio il Verso, Giovanni Boschetto Boschetti, Luca Marenzio, etc., sans oublier bien sûr le maître incontesté de la Favola in musica : Claudio Monteverdi.
C’est d’ailleurs son Combattimento di Tancredi e Clorinda qui sert d’appui majeur à l’histoire que déroule ce spectacle. L’argument raconte le coup de foudre d’un prince croisé (Tancrède) pour une guerrière sarrasine (Clorinde), dans le contexte de la Première Croisade. Alors que la bataille fait rage entre les deux camps, le premier s’engage dans un duel à mort avec son amour, alors masquée par la lourde armure qu’elle porte pour dissimuler son identité. Tancrède remporte le combat et tue Clorinde, offrant à ce récit héroïque un dénouement pour le moins tragique : le devoir de faire gagner son camp l’emporte sur l’amour, et la violence triomphe de la tendresse. Le décor est planté.
La Jérusalem délivrée du poète italien Torquato Tasso (dont cet épisode est tiré), traduit en français et restitué dans une diction impeccable par les quatre comédiens présents sur scène, sert de colonne vertébrale au récit. Thierry Gibault tire son épingle du jeu en narrateur complice, perçant une fenêtre dans le quatrième mur qui sépare le public de la scène. Cette façon de prendre le public à témoin est aussi très liée à l’Histoire du théâtre, signe que le metteur en scène, Jean-Yves Ruf, a souhaité inscrire le spectacle dans un héritage qui remonte jusqu’aux tragédies grecques et leurs coryphées, chargés de commenter l’action dans une parole collective. Ici, ce sont les parties musicales et chantées qui doivent souligner et donner à ressentir, en sous-texte.
Sur le programme de salle, les rôles sont attribués aux comédiens et comédiennes. Les chanteurs et chanteuses forment un chœur qui intervient en réaction au drame parlé. Pour autant, chacune des cinq voix endosse à un moment une fonction de soliste, doublant même parfois l’action de leur personnage dans un habile jeu de pantomime.
La soprano Mariana Flores affiche un timbre clair et perçant et une souplesse vocale remarquée qui lui permet les plus fines ornementations. Ses trilles typiques du style italien de cette époque se déploient par effet de contraste dans une voix au vibrato quasi inexistant, volontairement bridée par l’exigence de justesse absolue de ce répertoire.
Autre voix aiguë, faisant office de soprano 2 dans ce quintette vocal emblématique du madrigal, Sofie Garcia emploie le même geste vocal que sa collègue, avec un peu plus de rondeur dans le timbre, et plus d’engagement dans les nuances piano. Sa façon discrète de se tirer de l’ensemble pour faire émerger sa voix rend ses interventions lumineuses et particulièrement saillantes.
Le contre-ténor Logan Lopez Gonzalez est très convaincu dans ses interventions solistes. Son placement adaptable lui permet de “salir” le timbre lorsque la musique l’exige, comme de se mêler à l’ensemble dans une voix intermédiaire, au cœur de l’harmonie.
Ténor typique de l’esthétique italienne, Valerio Contaldo impressionne de présence. Son long monologue à la fin du spectacle est un moment suspendu, sur une ligne vocale délicate qui exige un placement particulier avec des aigus couverts mais une accroche constante.
Baryton-basse de métier malgré son relatif jeune âge, Andreas Wolf affiche un ambitus particulièrement étendu. Des graves profonds et sûrs à des aigus limpides, sa voix se promène avec une agilité rare. Dans les ensembles, il assure une justesse à toute épreuve, sans sacrifier la clarté du timbre à une assise trop profonde.
Fidèles à l’esprit des premiers opéras qui se déroulaient dans des salles sans fosses, les instrumentistes de La Cappella Mediterranea se mêlent à l’action, en partageant scène et costumes avec les protagonistes qu’ils accompagnent. Certains même participent aux passages dansés, à l’image du violoniste Yves Ytier, qui pourrait faire ses classes dans des compagnies professionnelles. Dans un placement scénique qui met à l'épreuve leur sens de l’écoute et leur virtuosité technique, le petit orchestre arrive à tenir le fil du spectacle sans jamais perdre l’énergie de cette musique qui exige une maîtrise collective et une coordination de chaque instant. Ils sont aidés en cela par Leonardo García Alarcón, toujours placé au centre de gravité de l’orchestre, dirigeant l’ensemble du regard et de quelques gestes précis. Le chef participe même à certains passages choraux.
Cette performance, à la fois scénique et musicale, pour cet ensemble habitué aux projets originaux, est appréciée par le public genevois, comme en témoigne l’ovation adressée à toute l’équipe à la fin du spectacle, dans une salle qui aurait mérité d’être un peu plus garnie pour cette troisième représentation.