Rameau, Mahler, le grand écart des Siècles au TCE
Le programme proposé par François-Xavier Roth et son ensemble Les Siècles peut intriguer, car y figurent deux œuvres n’ayant a priori aucun lien : Les Indes galantes, suite d’orchestre de Rameau et Le Chant de la Terre de Mahler. Le lien, peu visible de prime abord, se révèle être le thème de l’exotisme, comme l’explique le chef en avant-concert ainsi que Franck Mallet dans la note d’intention : dans Les Indes galantes, « L’orchestre restitue des atmosphères variées et les passions des protagonistes dans un ailleurs imaginaire où se croisent Africains, Turcs, Incas, Provençaux, Perses et Sauvages amérindiens ». Le Chant de la Terre lui, puise son inspiration dans la lointaine Asie, dans des poèmes de la dynastie Tang (618-907) adaptés en allemand sous le nom de La Flûte chinoise.
Retrouvez également la présentation de ce programme par François-Xavier Roth, et par Andrew Staples
Si l’exotisme relie ces deux œuvres, leurs styles cependant divergent grandement, ce que soulignent Les Siècles en jouant chacune des pièces sur des instruments différents (ceux de leurs époques respectives). Rameau est interprété sur des instruments baroques et Mahler sur des instruments allemands et viennois du début du XXème siècle. Les instrumentistes ont cette aptitude de jouer en changeant d’instruments durant le concert, mais sans déployer le caractère dansant baroque, ni l’ampleur des phrasés mahlériens.
L’orchestre fourni pour Rameau (cinq contrebasses) offre certes un son chaleureux et ample, mais il en résulte également une pâte sonore quelque peu épaisse, qui ne rend pas complètement l’énergie des rythmes de danses. François-Xavier Roth, bien qu’introduisant lui même la pulsation de certaines danses au tambour, ne parvient pas à insuffler l’énergie dansante nécessaire et le ciselé incisif des phrasés. Il explique qu’à l’époque baroque la cadence était ainsi souvent littéralement battue à l'instrument et qu’il n’y avait pas besoin de chef, mais lui-même ne lâche aucunement ses troupes : une main dirige et l’autre tient la baguette du tambour.
Pour Mahler, le parti pris de positionner les contrebasses à l’arrière (en arc de cercle derrière les vents) atténue le spectre sonore de l’ensemble dans le grave. Il en résulte un son claironnant pouvant, dans un premier temps, traduire le caractère grinçant de certaines pages mais amenuisant également l’expression tourmentée du désespoir qui accompagne l’œuvre. Comme le confiait la femme du compositeur, Alma Mahler « Il exprimait dans cette œuvre tout son chagrin et sa détresse ». L’année de sa création Mahler est au plus mal : une violente campagne antisémite le force à démissionner de l’Opéra de Vienne, sa fille ainée vient de mourir et une pathologie cardiaque qui l’emportera quatre ans plus tard vient de lui être détectée. Bien que la voix soit omniprésente, la partition se révèle symphonique, tant l’écriture orchestrale est développée. François-Xavier Roth gère avec précision et force détails les masses sonores et les flux changeants, sans parvenir toutefois à restituer les grandes arches musicales, dans les parties de vent notamment.
Les six Lieder qui composent Le Chant de la Terre sont répartis entre le ténor Andrew Staples et la mezzo-soprano/contralto Marie-Nicole Lemieux.
Le premier confiait à Ôlyrix, à propos de cette œuvre : « Techniquement, si vous arrivez а chanter le premier Lied sans que votre cœur n’explose dans votre poitrine, alors vous savez que vous êtes prêt pour chanter ce cycle ». Bien qu’étant par moment couvert par la masse orchestrale, le cœur d’Andrew Staples reste accroché, tout comme sa voix, vaillante, dans un engagement impressionnant. La clarté de ses voyelles semble plus adaptée à évoquer la jeunesse dans le troisième Lied, que la noirceur du monde : « Sombre est la vie, sombre est la mort ! ». Toutefois, dans les deux cas son adresse est simple et directe. Il doit puiser dans une énergie héroïque pour rivaliser avec l’orchestre au grand complet dans L’homme ivre au printemps, mobilisant tout son corps pour atteindre les aigus fortissimo, ce qui s’accompagne parfois d’une perte de vibrato, l’ivresse étant projetée tel un cri.
Si Le Chant de la Terre est un exemple de fusion entre les Lieder et la symphonie, Marie-Nicole Lemieux y ajoute la dimension théâtrale. Dans Von der Schönheit (De la beauté), elle incarne les mots mêmes du poème : "des jeunes filles cueillent des fleurs [...] en s’interpellant et en se taquinant". Ce qui pourrait passer pour de la minauderie chez d’autres interprètes s’avère un plaisir authentique d’interpréter dans une grande générosité chez la contralto québécoise. Ses moyens vocaux lui permettent également une interprétation fine et modulante. La voix claire se pose délicatement sur les vers de L’Esseulé en automne, distillant toute la mélancolie du solitaire à la fin de sa vie. Elle contient sa voix dans d’intenses pianissimi au moment de L’Adieu (Der Abschied). L'ampleur apparaît en même temps qu’elle réalise qu’autour d’elle le monde reste « ivre éternellement d’amour et de vie ». Le texte est délivré avec soin et, dans un désir de mettre certains mots en relief, Marie-Nicole Lemieux convoque le registre de poitrine (« mein einsam Herz », "mon coeur solitaire") ou accroit son soutien furtivement. Elle accompagne les derniers vers dédiés à l’éternelle renaissance de la nature dans un lyrisme généreux, puis elle conclut sur les répétitions de « Ewig » (éternellement) immobile, la voix éthérée disparaissant progressivement jusqu’au silence.
Un silence que François-Xavier Roth impose avant de laisser les applaudissements nourris retentir dans le Théâtre des Champs-Élysées, et les artistes se congratuler dans des embrassades chaleureuses.