Anne Sofie von Otter en récital à Strasbourg, ou le triomphe du cross-over
La dernière fois qu’Anne Sofie von Otter s’était produite en récital à l’Opéra National du Rhin, en 2014, la première partie avait été donnée de manière classique, avec simple accompagnement au piano, et la deuxième s’était déroulée avec amplification vocale. Pour cette nouvelle soirée strasbourgeoise, la célèbre mezzo suédoise aura alterné les deux modes de restitution, confirmant la volonté affichée tout au long de sa carrière de franchir les barrières et les frontières et de sans cesse repousser les limites entre les différents genres musicaux.
Le récital débute avec une partie tout à fait classique, un groupe salonnard très « fin-de-siècle » composé d’un ravissant bouquet de mélodies de Reynaldo Hahn (Lydé, Puisque j’ai mis ma lèvre) et de Cécile Chaminade (L’Anneau d’argent, Ma première Lettre). Il serait vain de cacher que la voix traduit les limites de l’âge, mais la grande artiste qu’est Anne Sofie von Otter sait mieux que personne utiliser les brisures et les fêlures de son instrument à des fins purement expressives, notamment pour L’Anneau d’argent de Chaminade, savamment phrasé et subtilement distillé.
La deuxième moitié de la première partie, chantée à l’aide du micro, est entièrement consacrée à Baudelaire, avec pour commencer la pièce pour piano de Debussy Les Soirs illuminés par l’ardeur du charbon, découverte en 2001. Plus déclamée que chantée, La Mort des amants de Jean Musy, dans la version de Serge Reggiani, démontre l’impressionnante qualité de la diction française de la grande mezzo dont l'auditeur ne perd pas une syllabe, même si la cantatrice n’est jamais parvenue à se départir d’un très léger accent étranger. Le suédois de Moesta et errabunda, chanson de la compositrice Sofie Livebrant, lui est décidément plus naturel.
La première partie du récital s’achève sur une série de poèmes mis en musique par Léo Ferré, occasion une fois encore d’admirer le français d'Anne Sofie von Otter, même si cette dernière ne parvient pas vraiment à convaincre de ses accointances avec ce répertoire, accompagné cette fois-ci du piano et de la guitare électrique.
Entièrement allemande (sinon de langue, d'origine), la deuxième partie commence avec Mozart, dont le "Voi che sapete", tendrement accompagné d’une guitare classique, donne à von Otter l’occasion de montrer, avec cet air qu’elle a au cours de ses quatre décennies de carrière gravé dans la voix, qu’elle reste en pleine possession de ses moyens vocaux. Cela est encore confirmé par les trois Lieder de Schumann donnés dans la foulée, toujours sans micro. Etrange idée, cependant, que de faire intervenir la guitare électrique dans Hör' ich das Liedchen klingen (Quand j'entends cet air d'autrefois).
La meilleure partie de la soirée est assurément constituée de celle composée de chansons de cabaret écrites entre les deux guerres. Dans un allemand encore plus immaculé que son français, dont elle sait parfaitement restituer la gouaille, l’esprit canaille mais aussi l’immense nostalgie, Anne Sofie von Otter y excelle tout particulièrement. Le réalisme des chansons de Kurt Weill, Hanns Eisler ou encore Friedrich Hollaender est parfaitement restitué, pour ne rien dire de l’ironie décapante du duo « Wenn die beste Freundin » (Quand les meilleures amies) de Mischa Spoliansky, interprété, de sa voix de fausset, avec le guitariste Fabian Fredriksson (à la ville, le fils de la diva).
Car il faut bien terminer sur une note positive et en emportant chez soi une part de rêve, Anne Sofie von Otter fait vibrer avec Illusions de Hollaender, et enfin avec cet hymne à l’amour et à la liberté, sur un mode très jazzy, qu’est la chanson Kann denn Liebe Sünde sein (L'Amour peut-il être un péché) de Lothar Brühne. En bis, la chanson À Paris autrefois interprétée par Yves Montand, puis Speak low de Weill, dont Anne Sofie von Otter ne manque pas de suggérer avec humour qu’il a été choisi pour... nous renvoyer à la maison.
Soirée au programme atypique donc, mais auquel le public strasbourgeois adhère sans réserve, tant la versatilité de la cantatrice suédoise parvient à convaincre. À ses côtés le pianiste très virtuose Leif Kaner-Lidström, à l’aise dans les accompagnements mais également dans les différents soli qu’il a la charge d’interpréter, ainsi que le guitariste susnommé Fabian Fredriksson, qui passe sans problème de la guitare sèche à la guitare électrique : abolition des frontières, pour le plus grand bonheur de toutes et de tous.