Madame Butterfly de retour à Nice : à la mémoire de Puccini
L’opus japonisant de Puccini est traité dans sa froide et urgente actualité par Daniel Benoin, qui déplace l’époque du livret quarante ans plus tard, après le lâché de la bombe atomique sur la ville natale de Cio-Cio San, Nagasaki, en août 1945. Le « yankee vagabond » qu’est Pinkerton est ici l’archétype du mâle alpha, dominant les femmes, parfois mineures, et les peuples lointains, sous la bannière d’une Amérique qui se veut éternelle et exemplaire.
L’habillage vidéo de Paulo Correia, omniprésent, distille images de guerres documentaires, ciels de jours nuageux, de nuits constellées ou d’à-plats rouge-sang, sur un écran en fond de scène, rendu plus profond encore par la scénographie de Jean-Pierre Laporte.
Une ligne oblique, donnant à la scène une perspective cinématographique, part de l’habitat léger de Cio-Cio San, côté cour, jusqu’au port d’où accostent les bâtiments de guerre (vidéo), l’espace réel étant un jardin à la japonaise, carbonisé, délimité par un torii, portique de temple shintoïste. Ce jardin, élément central de la culture nippone, encore fumant, est le lieu de toutes les interactions, les arrivées et les départs. Il est parsemé d’objets iconiques : éventails versus Mickey Mouse, crucifix versus pluie de pétales de fleurs, drapeaux des deux nations, etc.
Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin respectent les codes vestimentaires de l’époque, Japon éternel des kimonos de geishas pour les unes, panoplies militaires ou fonctionnaires pour les autres, où dominent le blanc nacré de coquillage précieux, le gris d’ardoise et le noir d’encre.
Les lumières, signées par le metteur en scène, poursuivent de leurs froids faisceaux l’être marqué par le destin, conférant une grandeur, une aura sacrée, à cette jeune fille de 15 ans, à la fois déchue, répudiée, abandonnée et sacrifiée.
La soprano américaine Corinne Winters délivre une Cio-Cio-San cohérente, entière, de la première à la dernière note. La voix suscite le frisson, depuis un timbre d’opaline, une conduite de la ligne au phrasé porté par un souffle au naturel puccinien, une présence vibrante et vibratoire d’aile de colibri, plus que de papillon.
Le Pinkerton du ténor Antonio Corianò est à la fois fougueux et insaisissable. La projection vocale est puissante, jusqu’à la prise de risque à l’aigu, mais toujours corsée, nappée d’une lumière méridienne, jamais détimbrée. Leur duo, épidermique, mêle deux natures d’émotion, faisant sens et contresens (le mariage éphémère).
Un autre couple vocal et dramatique réunit la servante Suzuki au consul américain à Nagasaki, Sharpless. La mezzo-soprano italienne Manuela Custer s’immisce avec profondeur dans le drame, mobilisant les registres de sa voix longue pour passer de son rôle subalterne, au medium en demi-teinte, à celui de gardienne de la tradition, accompagnant sa maîtresse dans la mort rituelle volontaire, avec des graves de glaise.
Le baryton Angel Odena incarne un Sharpless à l’humanité palpable, au baume vocal de velours côtelé, intermédiaire entre les cultures, père et pair des uns et des autres. Une sérénité chantante, patinée par le métier, accompagne chacune de ses apparitions.
L’entremetteur Goro du ténor Josep Fadó en est l’acide contrepoint, autant dans sa présence de feu-follet que dans sa vocalité de bateleur : accorte, insistante, nasillarde.
Les quelques notes de Kate, confiées à la mezzo-soprano française Valentine Lemercier, sont de belle couleur, en particulier dans un médium, aussi implacable que peut l’être sa funeste apparition.
Rares sont les notes également du Prince Yamadori, que le ténor français Luca Lombardo accomplit avec un aplomb lumineux, en contraste de hauteur et d’expression avec celles du Zio Bonzo de la basse, au grain tourbé, de Mattia Denti. Le Yakuside du baryton français Mickaël Guedj y intercale ses phrases déclamées, au timbre d’écaille et au souffle proche de la voix parlée.
La direction musicale d’Andriy Yurkevych, chef d’origine ukrainienne et vivant en Italie, est solaire, vibrante, pétrie de cet esprit d’enfance qui convient à l’opus puccinien. Depuis la fosse, occupée par l’Orchestre Philharmonique de Nice, surgit une palette de sonorités, mêlant orient rêvé (cymbales et percussions japonisantes) et textures symphoniques finement ouvragées. Elles se fondent dans la vocalité plus qu’elles ne la portent, y compris lors des nombreuses doublures voix-instruments qui font le sel de cette partition.
Le Chœur de l'Opéra Nice Côte d'Azur, préparé par Giulio Magnanini, fait la part belle aux pupitres féminins, véritable personnage collectif, aux délicates envolées de papillon.
Le public réserve un triomphe au rôle-titre ainsi qu’au chef d’orchestre, sans oublier d’applaudir longuement l’ensemble des forces scéniques, tristement fasciné par ce conte d’Orient revu et corrigé par l’Occident.