Rusalka, des larmes pour la Meuse à Liège
L’opéra Rusalka se fait ainsi enfin liégeois, établissant pour la première fois son lit en la Meuse. La production célèbre cette entrée au répertoire en remontant à la mythologie slave ayant inspiré cette ondine, évitant toute comparaison avec l'écrasante référence pop d’Ariel, la petite sirène de Disney.
Véritable défi de mise en scène, la versatilité des mouvements subaquatiques réclame une certaine part de magie. La metteuse en scène Rodula Gaitanou affronte ce tour de force scénique avec un décor symboliste et poétique (signé Cordelia Chisholm comme les costumes). Reprenant les thématiques-clés du monde des sirènes, la brillance des flots est matérialisée par de longs fils d’argent sur lesquels sont projetées les vidéos de Dick Straker, assurant le lyrisme du résultat.
Les sirènes et la cour du prince chorégraphiées (par Gianni Santucci) rappellent l’opulence et les costumes fantasques de l’âge d’or américain (comme Les folies de Ziegfeld réalisé par Vincente Minnelli en 1945). Les costumes de Cordelia Chisholm, de nacre brillante, évoquent comme en léger clin d'œil les plissés architecturaux de la Gare de Liège (de Daniel Buren) qui figurent une raie manta géante.
À mi-chemin entre la Muse Alien et l’Atlante de Thierry Mugler, les longues traînes évoquent les nageoires sensuelles de poissons brillants à la surface de l’eau, tandis que les danses énigmatiques des sirènes imitent les danses de Loïe Fuller et ses voiles tournoyants.
Symbole de séparation entre le lac et la terre, un gigantesque anneau métallique sert de repère scénique, matérialisant la surface. Unique passage entre les deux mondes, un monumental escalier de 14 mètres de hauteur, pourvu de 70 marches et pesant une tonne et demie, sert d’ascension narrative. Gris et très ornementé, le reste de la mise en scène repose sur la sensation ferreuse et métallique de la patine figurant un mobilier bourgeois et décadent du monde terrestre. Seule dans ce monde carnivore et gourmand du sang noir des poissons, la jeune Russalka dé-chante (littéralement), laissant sa voix en gage de jambes pour fouler la surface terrestre. Face au silence de la voix, la musique traduit l’intensité des sentiments de la jeune ondée, dépourvue de ses pouvoirs au sein de la cour cruelle du Prince.
Portée par l’Orchestre maison, la musique coule à flots. Giampaolo Bisanti, peut se targuer d’avoir livré une première Rusalka liégeoise des plus précises, radicales et puissantes. La musique en fosse dialogue, rivalise et transporte aussi la musique au plateau. Tenu entre les ondes sonores et aquatiques, le public liégeois est face aux intensités musicales (notamment percussives et des triangles frappés avec vigueur).
Faisant le lien entre les mondes, les chœurs sont parfois dissimulés hors-scène, mais les voix se déploient. C’est toutefois surtout lorsqu’ils sont aux plateaux qu’ils impressionnent : maîtrisant la danse de cours, des jetés de jambes et un jeu théâtral décomplexé, les artistes du chœur de la maison liégeoise jouent l’abondance lors d’une scène de buffet très hollywoodienne.
Complément lumineux à la fosse, Corinne Winters incarne une Rusalka radicale et complexe. Limpide, cristalline et pourtant riche de graves profonds, la voix de la soprano américaine sert son rôle (pourtant pour sa première fois) avec une maîtrise presque insolente, la difficulté de partition ne se faisant jamais ressentir. Incarnant la souffrance avec une pudeur élégante, le chant triomphe des souffrances du corps, touchant les aigus les plus aériens. Touché par le mutisme lors du second acte, le personnage n’en revient que d’autant mieux pour faire éclater de romantisme la clôture d’opus avec une amplitude, tant émotionnelle que vocale et théâtrale, triomphante.
Incarnant une forme d’apogée du romantisme vocal lyrique slave, le Prince est incarné par Anton Rositskiy. Ses aigus serrés, vibrants et maîtrisés viennent compléter le naturel de Corinne Winters, renforçant la cruelle différence entre le monde des humains et des ondins.
Radicalement détestable, la cruelle princesse Kněžna est incarnée avec brio par Jana Kurucová, proche de Glenn Close dans Les Liaisons dangereuses. La cruauté et la séduction font de la mezzo-soprano une adversaire de taille, misant sur la démesure de sa voix puissante au timbre écrasant.
Vodnik (l’esprit du lac, père des sirènes) est figuré avec austérité par Evgeny Stavinsky. Puissante et protectrice, la basse s’impose abyssale et redoutable dans la distribution, aidée par un costume étonnant rappelant la figure de roi-calmar.
La sorcière Ježibaba, grimée avec un costume de lamproie ou de poisson des abysses, est incarnée par la mezzo-soprano géorgienne Nino Surguladze qui dessine sa ligne vocale avec précision, théâtralité et puissance. Le jeu rejoint la voix, l’amplitude des graves sombres côtoyant les aigus plus lumineux.
Le garde forestier est figuré par Jiří Rajniš et son jeu très expressif. La voix de baryton poussée par moment pose sa texture épaisse, généreuse et ornementée.
Kuchtik est incarné par la jeune mezzo-soprano Hongni Wu, à la voix versatile, les aigus joignant les graves sans difficulté. Expressif de jeu et de voix, le garçon de cuisine se fait ainsi attachant, presque innocent.
Alexander Marev interprète Lovec le chasseur avec une voix de ténor élégante et précise.
Le trio de sirènes est composé de Lucie Kaňková, Kateřina Hebelková, Sofia Janelidze dont les unissons charment le public et les humains s’aventurant en bordure du lac. La voix éthérée de Lucie Kaňková marque de précision la ligne commune tandis que la deuxième nymphe, Kateřina Hebelková se dessine plus puissante, chaude et sombre. Généreuse et acidulée, Sofia Janelidze complète le trio de son charme.
Généreuse, puissante et évocatrice, La Rusalka reçoit du public liégeois, toujours aussi réceptif, une ovation méritée.