Rusalka à Nice : un grand bain dans la baie des Anges
Après La Dame de Pique de Tchaïkovski mise en scène par Olivier Py, l'initiative Opéras au Sud réunissant les maisons lyriques d’Avignon, Marseille, Nice et Toulon, poursuit ce programme de coproductions et dans les registres slaves avec la Rusalka de Dvořák.
La mise en scène de Jean-Philippe Clarac & Olivier Deloeuil (du collectif Le Lab), qui signent également scénographie et costumes, se concentre sur la construction et l’émancipation de la femme. La petite sirène est ici plongée dans une piscine et dans le monde de la natation synchronisée : un concept qui fait office de ballet et qui offre toute une série de symboles (tandis que Ježibaba troque ici son balais de sorcière pour un balais à franges).
Le bassin de piscine vide à la fois fermée et oblique vers le public, symbolise l’univers pesant dans lequel est engloutie l’héroïne. Le plongeoir devient existentiel, les personnages se plaçant à son bord, quand ils sentent leur destin basculer. La natation synchronisée renvoie à la discipline des corps, marqués par la pratique d’exercices répétitifs (même les larmes ne peuvent couler, sous le maquillage waterproof).
Les vidéos (Pascal Boudet et Timothée Buisson) sont omniprésentes, en rideau de gaze à l’avant-scène comme en fenêtre de fond, déployant des scènes de nature, où le végétal vit en osmose avec l’eau des bassins. Elles entrent en continuité avec les lumières, minutieusement distribuées de Rick Martin (reprises par Christophe Pitoiset), qui amplifient le miroitement et l’humidité ambiante.
Le plateau vocal est dominé par le couple de Rusalka et du Prince, interprètes pourtant tous deux annoncés souffrants depuis la veille de la première. Ils font preuve de « force et de courage et vont chanter ce soir », précise le Directeur de la maison, Bertrand Rossi.
Rusalka est confiée à la soprano Vanessa Goikoetxea, dont la longue voix, souple et ductile, est conduite avant tout par un usage de tout le spectre des dynamiques, du pianissimo au fortissimo, au dosage mesuré. Sa manière d’ondoyer d’une nuance à une autre et dans l’ample caisse de résonance du bassin vient comme encore davantage la “sonoriser”, ce qui n’atteint pas la transparence de la ligne vocale, bien déclamée. Le médium s’avère précieux, tandis que l’aigu porte haut et fort la supplique.
Ježibaba la sorcière est campée par la mezzo-soprano Marion Lebègue qui déploie des accents de nania (nounou russe) comme des imprécations terrifiantes, à l’aide de deux registres clairement distincts mais qu’elle parvient à mobiliser de manière homogène dans ses grands sauts d’octave. Physiquement, elle est représentée comme une boiteuse : handicap hautement symbolique (elle se trouve ainsi à la frontière des mondes, entre les bipèdes et la petite sirène qui troque sa queue pour des jambes).
Camille Schnoor incarne vocalement et théâtralement la séduction de la princesse étrangère. Le timbre est affuté comme un couteau d’aluminium dans l’aigu, dardé sans trop de vibrato. Il s’appuie sur l’eau laiteuse de son grave, comme pour reprendre des forces.
Le marmiton, rôle travesti, est campé par Coline Dutilleul, qui surjoue sa partie, par une succession d’à-coups contrôlés venant sculpter à grands coups de canifs sa ligne de chant.
Les trois ondines déploient leur chant comme trois nénuphars aux nuances distinctes, la première, celle de la soprano Clara Guillon, entêtante, le deuxième, celle de la mezzo Valentine Lemercier, affutée, la troisième, celle de la mezzo Marie Karall, safranée.
Vodnik, père de Rusalka, inconditionnellement aimant mais dépassé par ses revendications, est grimé comme un personnage hybride mais en fort clin d’œil à une couleur locale, entre l’entraîneur de nageuses et le professeur. Vocalement, Vazgen Gazaryan s’empare de la langue tchèque dont il souligne la mise en musique typique, ses sauts d’intervalles caractérisés, faisant authentique et populaire. Sa diction ne mâche pas ses mots, mais les hachure, en particulier dans l’hyper-grave. Il y a quelque chose de matériel, de rocailleux dans son timbre, qui se marie à la couleur particulière des voyelles de la langue tchèque.
Le Prince du ténor David Junghoon Kim est touchant, notamment lorsqu’il troque sa vocalité de prédateur, à la fois bien assise et insinuante, pour réunir au dernier acte, dans un souffle au pianissimo filé, son cœur, sa vérité et son amour. Il projette sa voix, un peu rauque ou nasalisée, comme une fourche – un harpon ici – pour mieux déployer et élever des coupoles lumineuses. Rage et douceur s’enchaînent brutalement, dans un chant mouillé par l’émotion.
Le garde-chasse du baryton Fabrice Alibert, comparse du marmiton, déploie un beau ruban vocal, dans lequel la pureté des voyelles est mise en valeur par une diction faisant exploser les consonnes, notamment le roulement des « r ».
La direction d’Elena Schwarz extrait de la phalange niçoise une matière instrumentale faite d’éclaboussures, plus ou moins puissantes, et de frissons, plus ou moins prolongés, dans un monde moite et qui a la chair de poule. Sa gestique reproduit des mouvements de brasse ou de papillon, de balancement aquatique, d’une vague orchestrale à une autre.
La musique qui s’évapore de la fosse est d’emblée dotée d’une couche étincelante de résonance qui caractérise l’orchestration du compositeur. Une tristesse, une gravité, se dégagent également de cette musique, tant dans les alliages fluides, en demi-teinte, que dans les fanfares chorégraphiées par de modernes naïades (les trois ondines et leurs sœurs). Dvorak donne du temps à la partie orchestrale, qui, tel un buvard, vient absorber le trop plein – ou le trop vidé – d’émotions du plateau. Le traitement impressionniste de l’élément aquatique est restitué avec soin, notamment lors des envolées rhapsodiques de la harpe, émanations aqueuses de ce grand lac qu’est la fosse, véritable personnage du drame.
Le Chœur de l'Opéra de Nice, tantôt en coulisse, tantôt en spectateur, travaille dans la synchronisation fine, tel un acteur discret, mais intégré à l’action et au dispositif scénique, entre monde du silence et monde de résonance.
De très longs applaudissements concluent le spectacle, dont la dimension magique et immersive se veut à la manière de notre temps, sachant que le livret de Jaroslav Kvapil, respecté ici, puise lui-même dans des sources plurielles au propos universel…