Jules César à Monte-Carlo : amour et mort sur le Nil
La mise en scène de l’italien Davide Livermore questionne, en filigrane, l’esclavagisme avec ce domestique, toujours muet, martyrisé par le roi égyptien. Mais sa lecture regarde pourtant du côté de la facétie, du clin d’œil, sans toutefois perdre le fil dramatique de l’œuvre. Lamentos déchirants et scènes de guerre sont fidèles à la confrontation baroque entre amour et mort.
L’éclectisme visuel rejoint la tradition musicale, embarquant les spectateurs dans une croisière sur le Nil, dont les codes visuels sont ceux des films d’époque Années Folles inspirés d’Agatha Christie, le moment des saluts étant même agrémenté d’un film muet récapitulant caractères et actions de chaque personnage !
Les décors conçus et mis en œuvre par Gioforma sont ingénieux : habiles et esthétiques trouvailles mises au service du grand spectacle et de son énergie voyageuse. Ils structurent l’espace scénique en différents ponts, coursives et bastingages d’un ferry-boat à roue, avec légèreté et dynamisme, descendant et remontant élégamment des cintres. Au-delà des structures complexes de fenêtrage, ils sont ouverts sur un horizon, touristique de masse, qui n’en finit pas de défiler.
L’habillage vidéo (D-Wok) confère cet horizon proche et lointain à l’intrigue : mer furieuse ou calmée, rives monumentales du Nil, saturation monochrome du cadre scénique en noir, rouge puis blanc. Comme à l’époque des grandes machineries du théâtre baroque, tous les sens sont conviés.
Les lumières d’Antonio Castro y sont étroitement intégrées, en strates diverses d’argentique et de sépia : projecteurs, néons, lampions, etc. Elles ont quelque chose du cinéma d’Almodovar, une sensualité particulière qui caresse l’œil d’un nombre infini de pixels scintillants.
Les costumes de Mariana Fracasso sont de haute couture : impeccables uniformes anglais chez les romains, livrées de janissaire chez les Égyptiens, tenues dernier cri pour Cléopâtre. Ils se fondent dans le décor tout en accrochant le regard gourmand et amusé du spectateur.
Le salon du bateau se transforme en cabaret pour accueillir les numéros de revue de Cléopâtre, avec ses éventails en plumes d’émeu, et de César manipulant avec des gestes et des paroles de rockeur, un micro factice. Ptolémée, quant à lui, en ses appartements privés, se montre débraillé, en déshabillé de soie. Il promène son ivresse sur le plateau, avec des gestes outrés de fêtard, façon opérette. Achille emprunte aux codes de l’opéra-comique ou de l’opéra buffa, avec une expression vocale suggestive, à grand renfort de soupirs et d’onomatopées, en parfaite harmonie avec ses déhanchés maladroits et ses parades nuptiales pataudes à l’adresse de Cornelia.
Le plateau vocal est de puissante architecture. La reine Cecilia Bartoli, en Cléopâtre, balade avec une aisance confondante ses vocalises comme autant de « trucs en plume », au timbre gorgé de miel, aux roucoulades hypnotiques, aux froufrous inimitables. Elle est de toutes les malices, de toutes les autodérisions, mettant en son et en scène ses caprices de Diva. Mais elle est également de toutes les brassées d’émotion, de toutes les dignités d’actrice.
L’alto Sara Mingardo est une Cornelia à la voix gantée de velours, à la ligne ourlée par un souffle de flûte grave, doucement posée sur la basse continue, lors de ses lamentos. Quelques frissons, trilles émanant des profondeurs de la gorge, viennent figurer ses sanglots. Son vibrato, en ailes de papillon nocturne, volette en se posant, de loin en loin, sur quelques notes florales. Moment suspendu qu’est son duo avec Sextus : piéta antique venant inscrire dans le marbre le point d’orgue du premier acte.
Nireno, le confident de Cléopâtre, rôle travesti, est confié à Federica Spatola, au legato soigné, au timbre d’ambre et d’écaille.
Le contre-ténor Carlo Vistoli est un Jules César à la ligne vocale impériale, au regard d’arbalète, au corps élastique. Ses premières notes, nerveuses et légèrement duveteuses, se polissent rapidement, comme les ors argentés ou cuivrés des bastingages. Virtuosité et aisance physique sont les traits les plus saillants de son rôle de composition.
Également contre-ténor, Max Emanuel Cenčić, est un Tolomeo (Ptolémée) au timbre aussi falsetto et histrionique que l’est son personnage : le résultat d’un assemblage de mille et une bulles frémissantes de Champagne renardé, liquoreux, dont il abuse copieusement.
Enfin le troisième contre-ténor, au timbre juvénile, à la projection de mitraillette, incarne un Sextus ivre de vengeance. Il est distribué au coréen Kangmin Justin Kim, dont l’engagement physique se traduit par une attirance des profondeurs, celles de la fosse, vers laquelle il se retient de chuter. Le timbre, sous les projecteurs, révèle un pailleté lunaire, et quelques pianissimi filés, atteignant leur point de rosée, quand l’espoir vient à renaître.
Le baryton-basse Peter Kálmán campe un Achille bonhomme, qui semble tout droit sorti d’un opera buffa, auquel son timbre ajoute un peu de la matière limoneuse et féconde du Nil. Ses vocalises ne peuvent rivaliser de ductilité avec ses confrères, aussi joue-t-il sur d’autres paramètres : souffles de braise et plongées dans les profondeurs marines.
Doté de fines moustaches, le Curio de Luca Vianello vient couvrir d’un timbre de cendre de cigare chacune de ses apparitions, toujours élégantes.
Gianluca Capuano, qui conduit l’ensemble sur instruments d’époque Les Musiciens du Prince-Monaco, depuis 2019, est au gouvernail. Il invite sa phalange, de ses gestes affutés et minimalistes, à assurer l’énergie motrice du spectacle. Sous sa gouverne, les différents pupitres sonnent de concert, avec une lumineuse prestance, parsemant d’éclats les tutti comme les diverses combinaisons instrumentales en charge de la basse continue. Le clavecin fait preuve d’un esprit de malice qu’il semble avoir emprunté, pour cette lecture scénique, à l’opera buffa version Mozart, avec ses chromatismes bien sentis et ses fusées décochées comme des flèches en plein cœur des personnages.
Le violon solo de Thibault Noally est convié sur scène, lors d’un duo mémorable avec Jules César, qui s’amuse à tirer sur la corde de l’instrumentiste, pour une joute « vocalistique ».
Les Chœurs sont peu nombreux dans ce genre d’opera seria dédié aux voix individuelles, en un début de XVIIIe siècle sensible à la singularité des personnages, typifiés musicalement avec finesse. Préparés par Stefano Visconti, ils portent l’allégresse et l’élan vital du compositeur.
La réaction du public est immédiate, jubilatoire et reconnaissante, d’autant que la générosité et l’esprit festif caractérisent l'interprétation et l'implication alla Bartoli, avec le chœur final repris en bis et de concert.