Don Giovanni carnassier à l'Opéra de Lille
Limpide même couverte d'hémoglobine, la vision du metteur en scène Guy Cassiers tranche dans le vif, dans le sens horizontal de la scénographie (de Tim van Steenbergen et Clémence Bezat) : en bas de ce dispositif scénique, les paysans victimes (le chœur, Masetto et Zerlina) sont devenus des bouchers qui dépècent et détaillent une viande sanguinolente, destinée à la consommation de Don Giovanni, en haut.
Le "séducteur-trompeur" devenu ici monstre carnassier mêle même sur sa table toutes les chairs, fraîches ou suppliciées. Des corps semi-dénudés y sont ainsi installés (comme une métaphore érotique-mortifère rappelant le film La grande bouffe de Marco Ferreri). Et le "banquet final" est représenté par deux amas de corps humains entremêlés de viande, sous des bâches de plastique.
En contraste avec ces images terrifiantes, des vidéos (Frederik Jassogne, Bram Delafonteyne) projettent sur les panneaux du haut des formes mouvantes, donnant des ambiances abstraites, où le torturé cède place au décoratif, dans les climats lumineux efficaces de Fabiana Piccioli.
Les peaux et les costumes (tenues de nos jours) sont comme des pages neutres, vierges, faites pour être maculées d'un sang qui vient ici couvrir tout ce terrible univers.
Emmanuelle Haïm entraîne son ensemble en résidence, Le Concert d'Astrée, dans un climat alerte, parfois presqu'effréné, quitte à paraître trop rapide pour la tradition mais rendant bien l'urgence du drame et de cette production. La sonorité se déploie pleinement et constamment, dans une fougue qui sait maintenir et conserver son soutien et son ossature du début à la fin. La fosse assume ainsi l'âpreté de certains passages menaçants, mais sachant aussi alléger le jeu pour d'autant mieux contraster.
Les Chœurs de l’Opéra de Lille, préparés par Louis Gal, assument avec justesse et précision leurs lignes vocales et avec application leur métier de boucher ou leur cruauté complice dans les délices des convives.
Le commandeur de James Platt impressionne par son intensité austère et imposante : immobile, toujours de face, avec fermeté mais perdant un peu de présence par cette constance. La voix est toutefois puissante et sonore, chaude et étendue.
Sergio Villegas Galvain incarne le personnage de Masetto avec fougue, passant allègrement d'une émotion à l'autre (joie naïve, jalousie, violence vindicative, mais aussi tendresse). La voix est sonore, bien projetée, sombre et vive, nerveuse au vibrato serré.
Zerlina est confiée à la soprano Marie Lys qui met la légèreté de son registre au service de son incarnation tout feu tout flamme, séductrice, provocante, dominatrice, cupide et vindicative. La voix très fruitée, pétillante et vibrante, est très étendue et bien projetée, très sonore dans les aigus et dans les récitatifs, mais moins audible dans les médiums et dans les ensembles (c'est alors son jeu investi d'érotisme qui prend le relai de la sensualité vocale).
Le ténor Eric Ferring compose un Don Ottavio effacé, le montrant en victime (soulignant combien le cruel univers de cette mise en scène se divise en deux : les dominants et les dominés, mais aussi combien les victimes de Don Giovanni deviennent les bourreaux de leurs amants, dans une spirale infernale de la cruauté). La voix est assurée mais légère, facile mais un peu nasale, manquant de couleurs et de volume.
Emöke Baráth incarne une Donna Anna digne et frémissante des émotions qui la traversent. La voix est très sonore, projetée et étendue. Le timbre doré est animé d’un vibrato qui électrise ses interventions. Le format vocal s'adapte au grand sens des nuances, aux sons retenus comme aux explosions lyriques lorsque nécessaire. La présence scénique est un peu timide, mais cela vient comme renforcer la dignité qui sied au personnage et cela ne l'empêche nullement d'affirmer son ascendant sur Don Ottavio.
Chiara Skerath incarne une Donna Elvira frénétique dans cette mise en scène, tant dans ses emportements contre Don Giovanni que dans ses tentations de le reconquérir. Elle y met une énergie impressionnante, relayée la palette dynamique nourrissant sa voix de soprano lyrique étendue, projetée malgré un léger défaut de matière dans le bas medium. Le timbre riche s’enrichit des couleurs qu’elle sait déployer pour caractériser l’ambiguïté du personnage, sa rage, ses blessures, ses failles.
En Don Giovanni, Timothy Murray déploie l'étendue de sa voix chaleureuse, d'une séduction presque de crooner, ce qui vient comme contredire la vision scénique monstrueuse du personnage (d'autant que la voix manque de projection et de dynamique, ainsi que de grave). Il fait donc son miel de la Sérénade, et montre son aisance dans la prononciation pour les passages récitatifs.
Vladyslav Buialskyi assume les différentes facettes de Leporello avec un allant pétillant, pour se faire veule, couard, ironique, révolté et bravache, somme toute terriblement humain. La voix est sonore, projetée, sur un grave qui lui confère une présence empiétant sur celle de Don Giovanni. Sa prononciation se fait virtuose quand vient le moment du catalogue, tout comme son timbre se colore et se texture de velours quand vient son tour de séduire.
Le public témoigne de son enthousiasme envers les artistes. Les quelques timides huées destinées au metteur en scène sont couvertes par le niveau constant des applaudissements.