Redécouverte d’Eduardo et Cristina en ouverture du Festival Rossini
Depuis la “Rossini Renaissance” des années 1980 et la création du Festival à la mémoire du célèbre compositeur de Pesaro dans sa ville natale, la Fondation Rossini œuvre pour la redécouverte de ses œuvres lyriques oubliées, s'appuyant sur le travail scientifique acharné et méticuleux de musicologues. Cette 44ème édition du Festival, qui se déroule entièrement dans la Vitrifrigo Arena et au Teatro Sperimentale en raison des travaux dans le Théâtre Rossini (endommagé par le tremblement de terre de l'année dernière), s’ouvre avec une rareté, Eduardo e Cristina, créé en 1819 à Venise et ici présenté dans une version et édition critique assurée par les musicologues Andrea Malnati et Alice Tavilla. Il s’agit du 28ème opéra de Rossini alors âgé de 27 ans, dans un catalogue déjà impressionnant en une dizaine d'années d’activité artistique seulement. Dans cette frénésie créative des années de jeunesse où il écrivait en moyenne 3 ou 4 opéras par an (et pas moins de six en 1812 !), il devait bien recourir à des astuces (principalement des auto-emprunts) pour pouvoir respecter le tempo haletant des commandes, jusqu'au sommet de sa gloire (inter)nationale.
Eduardo e Cristina peut ainsi être qualifié d'opéra pastiche, Andrea Malnati recensant (dans la notice du programme) 8 numéros sur 17 entièrement repris d'œuvres précédentes (Adelaide di Borgogna, Ermione, Ricciardo e Zoraide et Mosè in Egitto), et le reste partiellement réécrit, y compris l'ouverture (seules les quelques nouveautés étant d'ailleurs de la main de Rossini, qui confiait sinon à ses copistes le soin de recopier ses œuvres précédentes). Par ailleurs, le livret choisi n'est qu'une adaptation de celui de Giovanni Schmidt écrit en 1810 pour l'opéra Odoardo e Cristina de Stefano Pavesi.
Après l'ouverture de la centième édition du Festival des Arènes de Vérone avec Aida, Stefano Poda assure la mise en scène d'une autre ouverture festivalière mais pour un opus au destin tout à fait différent, ranimant à Pesaro une œuvre dont la dernière production documentée date de 1840 (à Udine). Le spectacle de ce soir s'avère cependant davantage placé sous le signe de Poda que de Rossini. Pour le metteur en scène, ce procédé de collage musical révèle le caractère abstrait et universel de la musique rossinienne, d'autant plus lorsque des éléments employés dans des opéras bouffes peuvent être intégrée dans de l'opera seria et vice-versa. De ce fait, il décide de s'affranchir du "réalisme dont on est intoxiqué quotidiennement" pour proposer une lecture abstraite, sans pour autant être vraiment conceptuelle. Le spectateur est immergé dans l'exposition d'art contemporain de Poda qui signe mise en scène, décors, costumes, lumières et chorégraphie (avec la collaboration de Paolo Giani).
L'intrigue du livret est ici effacée, les chanteurs se meuvent dans ce plateau symétrique encadré par un tas de statues grecques morcelées et entassées dans des cubes, comme dans un dépôt de musée. Le mur du fond est un relief composé des parties anatomiques des statues, représentant à son tour un collage, cette fois visuel. Le seul concept qui se présente est celui de la jonction des deux énergies (masculine et féminine) indiquée dans le titre (rappelant la légende de Tristan et Yseut), qui se matérialise avec la présence charnelle sur scène, celle de corps dénudés, et finalement l'unification des parties d'une statue représentant deux figures allongées et serrées l'une contre l'autre (qui représente comme la fin d’un cycle). Néanmoins, ces idées ne se présentent pas facilement aux spectateurs.
Le spectacle en sort tout de même rehaussé par l'originalité du travail plastique de Poda, mais aussi par sa chorégraphie innovante qui captive l'attention, notamment dans pour le Chœur (du Teatro Ventidio Basso dirigé par Giovanni Farina).
La mezzo-soprano Daniela Barcellona tient le rôle travesti d’Eduardo d’une allure probante qui dégage son assurance et un esprit combatif. Elle embarque dans une solide traversée des vocalises, même si la voix ne paraît pas hautement élastique (la propulsion vers les sommets de la tessiture s’avère périlleuse techniquement). Les aigus sont sifflants et excessivement vibrés, avec une articulation un peu vague. En revanche, elle retrouve de la stabilité par la suite, avec des graves nourris et un phrasé impétueux.
Anastasia Bartoli en Cristina est douce et souple, avec un chant qui se déplace le long de sa gamme avec facilité et légèreté. Sa projection est droite et l'intonation cristalline, avec un timbre rond et affectueux. Les passages impétueux sont parcourus assurément et sans encombres, le finale du premier acte étant l'apogée de sa prestation remarquable.
Enea Scala campe un Carlo, roi de Suède, colérique et impassible, sans pitié pour la désobéissance et l'atteinte à l'honneur. La voix est svelte et claire, avec des aigus poussés qui ne cessent de vibrer intensément durant toute la performance. Il est audible et précis dans l'intonation, mais les mélismes s'avèrent irréguliers et le souffle écourté.
Le Giacomo de Grigory Shkarupa est dans la production de Stefano Poda un personnage marginal. Sa voix imposante se déploie mieux au deuxième acte avec un volume généreux, lorsqu'il emploie un phrasé stylisé, malgré un appareil moyennement malléable. La prononciation est correcte et le timbre touffu.
Matteo Roma colore son interprétation d'Atlei avec luminosité vocale et une intonation immaculée, le tout sur une émission solide. Il est investi dans son rôle avec beaucoup de mouvement sur scène, renforcé par une diction distincte.
Jader Bignamini dirige l'Orchestre Symphonique de la Rai avec Giulio Zappa au fortepiano (version primitive du piano) qui remplace le clavecin. Comme souvent chez Rossini, les cordes sont les porteuses de la verve rythmique, jouant avec impétuosité et coordination, avec le chef et le plateau, tandis que les flûtes offrent un son savoureux, plein d'ornements florissants. Parfois l'orchestre éclipse les solistes, notamment avec une grande caisse qui tonne puissamment, tels des coups de canon (il s'agissait à l'époque d'une percussion nommée "tamburlan" que Rossini utilisa à Venise). Comme à Vérone, Stefano Poda assigne un rôle dramaturgique important aux choristes qui sont très actifs sur scène. Leurs masques (aux croûtes sur les visages) et costumes (manteaux blancs et puis noirs) rappellent les figures d'un film d'horreur, et ils n'hésitent pas à descendre dans le public, sans pourtant poursuivre une quelconque interaction. Côté vocal, les pupitres s'alignent harmonieusement et assument une part importante dans les moments dramatiques intenses, avec des graves épais et des aigus mélodieux. Dans l'ensemble, le son se déploie avec aisance et mesure.
Le public acclame l'ensemble de l'équipe artistique, notamment Anastasia Bartoli et Daniela Barcellona, une interprète fidèle du Festival depuis 1996.