Turandot rouge et glaciale au Festival Puccini
Le Festival Puccini qui se déroule à quelques pas de la maison du compositeur à Torre del Lago (aujourd'hui un musée authentique qui préserve la mémoire de sa vie privée et sa création artistique, ainsi que sa tombe) programme en cette 69ème édition la reprise de l'opéra Turandot dans une production signée par Daniele Abbado, le fils du grand chef d'orchestre Claudio. Le dernier chef-d'œuvre de Puccini est composé à quelques kilomètres de là, dans sa maison de Viareggio où il passa les dernières années de sa vie (l'année prochaine, 2024 marquera le centenaire de la mort du compositeur). Turandot restée inachevée est souvent présentée dans la version de Franco Alfano, compositeur qui s'est fait confier la tâche d'écrire la dernière scène pour la création milanaise (et mondiale) en 1926.
Pour cette production cependant, Daniele Abbado privilégie la version de Luciano Berio (plus rare), composée en 2001 et créée à l'Opéra de Los Angeles l'année suivante. En choisissant la version de Berio, assez dissonante et tendue (gorgée de stridences), Abbado opte pour une fin ouverte et non résolue, inachevée comme la partition de Puccini.
Comme dans La Bohème de Christophe Gayral marquée par la polémique, la Turandot d'Abbado est placée sous le signe de la couleur rouge, non pas d'une Chine communiste mais de l'imagerie de la Chine impériale mariée avec une esthétique moderne. Les costumes de Giovanna Buzzi à l'inspiration traditionnelle situent bel et bien l'action à Pékin, mais les décors d'Angelo Linzalata insufflent une touche onirique à cette lecture, quoique neutre et universelle, avec des murs et cubes austères, gris et noirs, renforcés par les lumières de néons. Le peuple de Pékin se manifeste non pas avec des dragons, mais avec des figures du carnaval de Viareggio, renforçant la liaison géographique et historique avec l'œuvre. Turandot est rouge sang (ainsi que les rideaux recouvrant les murs où les noms des prétendants morts sont inscrits), la princesse glaciale est stricte comme son costume sobre et unicolore, comme les habits des autres personnages principaux. Les ministres Ping, Pang, Pong enlèvent leurs masques à la fin et apparaissent en costumes modernes, passant du comique au sérieux.
L'Orchestre du Festival joue avec précision cette riche polyphonie de couleurs et de rythmes (les effets de xylophone sont remarqués), la part orchestrale étant significative et le style de Berio étant marqué. Néanmoins, la direction de Robert Trevino souffre d'inégalités durant toute la soirée, instruments et voix étant déséquilibrés (le son ne se déploie pas pleinement pour rivaliser avec le plateau). Les cuivres sont concentrés dans un coin, créant ainsi une sonorité sèche et disproportionnée, tout comme les choristes qui manquent d'appui et d'épaisseur lorsqu'ils chantent par sections et groupés de côté au plateau. La différence en qualité sonore est palpable quand la formation chorale est plus étalée sur scène ou plus centrale, avec une meilleure projection, bien étoffée. De même, portés par la coordination rythmique globale, les instruments solistes livrent des prestations distinguées, du côté des bois, cordes et percussions.
La soprano lituanienne Sandra Janušaitė incarne le rôle-titre mettant ses (sur)aigus précis, incisifs et vigoureux au service d'une expression dramatique et en phase avec son caractère de princesse impassible et cruelle. La diction reste perceptible malgré les longs passages intenses qu'elle rend avec justesse et vitalité. Sa ligne vibrante et vibrée dépasse l'orchestre et se projette loin, préservant le contrôle de l'émission même dans les moments les plus périlleux.
Amadi Lagha, ténor franco-tunisien et puccinien chante Calaf avec une voix puissante et une projection droite, d'un phrasé et d'une prosodie italianisants. Il attaque -pousse parfois- les cimes avec force et assurance, l'intonation restant stable la plupart du temps. Son expression, à force de miser sur le volume et l'héroïsme de son personnage vaillant qui défie la mort et éprouve les énigmes, pourrait cependant gagner en reliefs, le "Nessun dorma" manquant quelque peu de nuances.
Emanuela Sgarlata est une Liù touchante dans sa prestation théâtrale. Elle instille l'amour en chantant avec lyrisme et tendresse. Cependant, elle n'arrive pas à dompter le vibrato dans les sommets de sa ligne, un souci qui dessert ses efforts dans la prosodie. Le niveau d'énergie chute dans le dernier acte où son héroïne périt à cause de l'amour (elle se verse du rouge sang en guise de suicide).
Après Colline dans La Bohème de la veille, Antonio di Matteo incarne cette fois Timur tel un moine. Sa basse est sombre et robuste, souveraine dans les graves et d'un timbre touffu. En revanche, les aigus sont plus minces et tirés, mais le reste de la tessiture est plutôt bien mesuré dans l'émission.
Le trio de Ping, Pang et Pong a un début désynchronisé et désaccordé, mais se récupère vite pour finir en bonne entente rythmique et harmonique. Le baryton Simone del Savio en Ping se distingue ce soir par un ton soyeux, un legato de velours et une prosodie impeccable. Marco Miglietta (Pong) est un ténor lumineux, avec un pigment dramatique et un phrasé mélodieux, tandis que son homologue Andrea Giovannini s'avère limité dans les aigus, avec une intonation vacillante.
Francesco Auriemma est un Mandarin rythmique et clair, avec une ligne frémissante dans les cimes et parfois voilée par la fosse. Marco Montagna a un ténor luisant et chaleureux seyant au jeune Prince persan mais peu crédible dans le rôle de l'Empereur, la voix paraissant trop svelte et manquant d'étoffe. Les deux servantes (Maria Cristina Napoli et Francesca Mannino) se présentent en dansant et chantant avec souplesse, clarté et finesse.
Le public accorde un accueil assez tiède à l'ensemble de l'équipe, les principaux solistes récupérant une once d'éloges en plus.