Turandot comblée à l’Opéra du Rhin
Dans sa proposition de mise en scène, Emmanuelle Bastet imprime à chaque acte une définition particulière, passant de la luxuriance du premier acte au dépouillement plus intimiste du troisième. Le lever de rideau présente une scène de foule bigarrée dans la Chine contemporaine, se mouvant au milieu des néons lumineux d’une mégalopole avec une certaine profusion d’ensemble. Mais la police veille au grain avec dureté et surveille en permanence les faits et gestes ! Très habilement éclairé par François Thouret, cet acte abouti et assez fort ouvre avec acuité le spectacle qui demeure volontairement circonscrit dans un décor en forme de boîte blanche et sobre, aux parois amovibles, imaginée par Tim Northam. La Chine médiévale et fantastique, orientaliste pour tout dire, est ici comme gommée au profit de la représentation d’un État totalitaire et franchement hostile dominé par un Empereur qui porte encore haut et fort sa multiplicité de médailles en tout genre. Les costumes de Véronique Seymat répondent aux mêmes principes, passant de la variété du début à l’austérité ensuite, transformant alors la foule en puissance menaçante. Le deuxième acte plus dépouillé reste animé par cette troupe d’enfants et ces choristes qui ne cessent brandir et d’agiter de petits fanions rouges, reste d’un communisme visiblement pantelant. Le troisième acte s’ouvre sur la chambre et le lit immaculé de la Princesse Turandot qui s’y repose dans l’attente de connaître le nom de l’homme qui a triomphé d’elle au terme des trois épreuves fatidiques.

Même si le traitement individuel de chaque personnage pourrait être plus resserré, les moments forts sont traités avec soin, comme l’apparition de l’image démultipliée de Turandot qui fait succomber définitivement Calaf (la vidéo est d’Éric Duranteau) ou la vision de Liu sous un fort rayon de lumière implacable qui remplace avantageusement la séance malheureuse et habituelle de tortures.
Le finale original complet de Franco Alfano développe un peu plus les caractères des deux personnages principaux. La Princesse dévoile ainsi qu’à la seule vue de Calaf à son arrivée, elle avait deviné avec crainte qu’il viendrait à bout de la malédiction et parviendrait à la conquérir grâce à sa vaillance et sa passion irrésistible. « Il y avait dans tes yeux l’éclat des héros ! Il y avait dans tes yeux la fière certitude ! Je t’ai haï à cause d’elle et à cause d’elle je t’ai aimé, tourmentée entre deux terreurs égales, vaincre ou être vaincue. Ah, vaincue, plus que par la grande épreuve, par cette fièvre qui me vient de toi ! » lui déclare-t-elle. Le sacrifice amoureux de Liu, puis le baiser brutal imposé par Calaf, lui fera découvrir un autre monde, même si Emmanuelle Bastet la fait s’éloigner vers un futur solitaire au terme de la représentation. Calaf, pour sa part, voue à Turandot un amour total, exacerbé, exclusif, lui révélant même son nom véritable, bravant ainsi le danger avec déterminisme et confiance.
Musicalement, ce finale complet, enregistré par Antonio Pappano très récemment avec Jonas Kaufmann et Sondra Radvanovsky chez Warner Classics-Erato dans la dernière intégrale de l’ouvrage (notre compte-rendu), porte ses fruits. Même s’il ne possède pas le talent superlatif de Puccini, le compositeur Franco Alfano, malgré les récriminations d’Arturo Toscanini qui exigea de sombres et substantielles coupures à la création, remplit pleinement son office et permet une meilleure compréhension de l’ouvrage dans sa globalité.
Très remarquée pour ses débuts l’an dernier au Festival de Bayreuth, la soprano dramatique norvégienne Elisabeth Teige déploie des moyens vocaux particulièrement imposants, larges et vibrants, parcourant la tessiture meurtrière du rôle de Turandot avec un aplomb affirmé et un phrasé incandescent. La comédienne apparaît tout aussi habile, à la fois impérieuse et meurtrière dans ce rôle, mais aussi sensible et pleine de doutes et de frustrations. Son arrivée en scène, apparaissant d’un seul coup au sein du chœur, frappe par la majesté de son allure et une sorte de volupté presque glaciale. Dans sa robe longue en lamé et ses cheveux d’un blond vénitien, elle fait irrésistiblement penser à une autre interprète nordique au physique inoubliable, une comédienne et non une chanteuse, soit Anita Ekberg dans Boccace 70 de Federico Fellini.
Elisabeth Teige retrouvera Bayreuth cet été pour Senta du Vaisseau fantôme et elle incarnera le personnage portant son prénom (Elisabeth) dans Tannhäuser, avant d’interpréter l’Impératrice de La Femme sans ombre de Richard Strauss au Théâtre du Capitole de Toulouse en janvier et février 2024.
Face à elle, Adriana Gonzalez campe un Liu toute frémissante, modèle d’amour véritable et de vertu. Chaque note est empreinte de juste sensibilité. La voix irradie, souple, variant à l’infini les couleurs et le phrasé qui abonde en demi-teinte et en subtilité expressive. L’Opéra Bastille l’accueillera d’ailleurs dans ce même rôle en novembre prochain lors de la reprise de la production de Turandot signée par les soins de Robert Wilson.
Assez étrangement, la voix d’Arturo Chacon-Cruz sonne mate ce soir de première dans le rôle du Prince Inconnu, manquant de relief et de générosité au-delà de certains aigus tenus avec vigueur. L’artiste demeure toujours intéressant à la scène, mais le finale éprouvant le malmène face au maelström vocal de sa partenaire.
Raúl Giménez, titulaire d’une longue carrière, parvient encore à conférer un juste relief à l’Empereur Altoum, tandis que le Timur de Mischa Schelomianski manque d’assise et de profondeur pour la voix de basse attendue dans ce répertoire.

Le trio des Ministres réunissant Alessio Arduini (Ping), baryton généreux, incisif et remarquablement bien chantant, Gregory Bonfatti (Pang) ténor de caractère et le ténor français Éric Huchet (Pong) très en voix et toujours aussi à l’aise en scène, donne toute satisfaction. Emmanuelle Bastet les transforme en cadres administratifs à la dernière mode, depuis leur entrée en scène sur des trottinettes, leurs manipulations constantes de tablettes et de portables. Elle leur confie aussi un joli moment de grâce lorsqu’ils dansent avec un voile blanc et vaporeux de mariage descendu des cintres.
Le baryton russe Andrei Maksimov, qui a rejoint en septembre dernier l’Opéra Studio de l’Opéra National du Rhin, fait valoir une voix de fière allure en Mandarin. Les brefs seconds rôles sont tenus avec aisance par des membres du Chœur de l’Opéra, soit le ténor Nicolas Kuhn (le Prince de Perse), les sopranos Clémence Baïz et Nathalie Gaudefroy, les deux servantes.
La direction musicale de Domingo Hindoyan peut apparaître un peu lente à certains moments, mais il sait pleinement transcender l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg par la mise en valeur de l’ensemble des pupitres et les couleurs chatoyantes qu’il développe. Malgré l’étroitesse relative des lieux et de la fosse, son attention s’avère permanente, notamment envers les chanteurs et les musiciens placés dans les loges d’avant-scène. Sa direction s’avère brillante, précise et d’une parfaite cohérence d’ensemble. Le Chœur de l’Opéra National du Rhin dirigé par son chef Hendrik Haas se trouve renforcé par le Chœur de l’Opéra de Dijon dirigé pour sa part par Anass Ismat. Avec la Maîtrise de l’Opéra National du Rhin, placée sous la direction musicale et artistique de Luciano Bibiloni, ils participent hautement à la cohésion ressentie et à la qualité indéniable des parties chorales vitales dans cet ouvrage tout particulièrement.
Le spectacle dans son ensemble reçoit un accueil triomphal de la part du public présent. Les représentations sont programmées jusqu’au 4 juillet, à Strasbourg puis à Mulhouse, avant Dijon en début d’année prochaine.
