L'Or du Rhin inaugure une Tétralogie à l’Opéra Royal de Versailles
Dans l’intimité wagnérienne, façon Linderhof
L’événement dénote dans la programmation du temple du baroque français. Après 8 représentations en version mise en scène durant l’automne 2022 -ce qui expliquera la complicité sur scène ainsi que le niveau d’intensité dramatique de l’ensemble de la distribution-, l'équipe musicale arrive finalement à Versailles pour le prologue de la Tétralogie. Si les deux auditoriums ont le même ordre de grandeur (875 places à Sarrebruck, 650 à Versailles), le passage de la fosse à la scène justifiait toutefois de se reposer la question de la place de l’orchestre. À la tête d’une phalange somme toute modeste pour un Ring -"seulement" 80 musiciens dont 4 contrebasses, 17 cuivres et une seule enclume- le directeur musical du Théâtre National de la Sarre, Sébastien Rouland, met l’accent sur les aspects caméristes de la partition wagnérienne et livre un rendu tout en finesse, sans pour autant être dénué de relief. Dès les 136 mesures du prologue, le passé d’instrumentiste du chef -violoncelliste de formation- se fait sentir dans la juxtaposition successive des pupitres. La battue est précise, sans extravagance et favorise la lecture analytique du maestro. Entre cette volonté d’accompagner l’action sans accaparer l’attention et l'empreinte royale du lieu, le spectateur se croirait finalement et symboliquement presque au Linderhof où Louis II de Bavière fit aménager une grotte pour qu’un orchestre dissimulé puisse y jouer du Wagner à l’abri des regards (alors pourtant que l'Orchestre est ici sur scène).
Conséquence logique de ce choix de la délicatesse, les leitmotivs ressortent clairement, les voix ne sont jamais couvertes et l’intrigue est ainsi particulièrement mise à l’honneur, mais les couleurs sont plus discrètes que dans moult enregistrements de référence. A l’exception d’une légère baisse de précision durant la transition entre les deuxième et troisième scènes, l’énergie et la netteté des cordes frottées ainsi que la rondeur des cuivres est à souligner. Les tempi, globalement dans la moyenne basse des interprétations récentes, souffrent toutefois quelques accélérations servant la dramaturgie, à l’instar des échanges initiaux entre Wotan et les géants qui prennent alors des allures de discussion vivante.
Dès l’entrée des premiers solistes, la cohérence, l’équilibre et le travail dramatique de la totalité ou presque du casting ressort nettement. Le trio des filles du Rhin ne fait pas exception, et est remarqué d’équilibre et de synchronisation, tout en jouissant également d’une fort bonne musicalité. La Woglinde de Bettina Maria Bauer se démarque par sa tessiture plus légère et son timbre cristallin. Elle livre une prestation tout en délicatesse avec une précision remarquée dans l’articulation. La Wellgunde de Valda Wilson bénéficie d’un vibrato plus ample et "sonorise" Versailles sans effort. Elle prend, au-delà des simples intonations, un malin plaisir à souligner ses moqueries à l’aide de son regard durant la première scène. Finalement, la Flosshilde de Melissa Zgouridi -qui interprète également Erda ce soir-, au timbre large, velouté et puissant, se détache elle particulièrement par la clarté de ses voyelles ainsi que la longueur de ses phrases. Dans l’ultime scène, le lyrisme de sa tessiture ainsi que la constance de sa projection et l’intensité de son vibrato dans l’aigu sont particulièrement remarqués.
Concernant les géants, le Fasolt de Markus Jaursch a des allures d’archétype bayreuthien. L’articulation est impeccable de même que la mise en place rythmique, la tessiture lyrique et le timbre aux accents cuivrés viennent servir l'intensité dramatique : la projection semble n’être qu’une formalité. Le Fafner de Hiroshi Matsui, compose avec un timbre plus large et un ample vibrato. La projection accompagne la respiration et est excellente dans les graves du rôle. La puissance des interventions durant la négociation pour Freia est particulièrement notée.
Ce sont justement les Dieux qui ont ce soir-là, toutes proportions gardées, l’aspect le plus disparate. Ainsi, le Wotan de Peter Schöne dénote à son arrivée sur scène par sa physionomie et sa tessiture, toutes deux sensiblement plus légères que celles des habituels récipiendaires du rôle. Ni l’ambitus requis, ni la projection, y compris dans les fortissimi, ne posent toutefois problème et la mise en place rythmique ainsi que la clarté des voyelles sont d’excellente facture. Pour l’accompagner dans ses tribulations, le Loge d’Algirdas Drevinskas a la perfidie teintée de manières de VRP, dans ses gestuelles et mimiques durant la négociation pour Freia. La tessiture est légère, la technique aisée et, par moment, l’accent semble davantage porter sur l’intensité dramatique que la musicalité. Les phrases longues viennent toutefois rétablir la balance et lui permettent au surplus de faire état d’une très bonne longueur de souffle.
La Fricka de Judith Braun a visuellement des allures bourgeoises, et se démarque par la largesse de son timbre et le lyrisme de sa tessiture, ainsi que la clarté de son articulation. Les voyelles longues lui permettent toutefois de déployer davantage de projection et de netteté de timbre. La Freia d’Elizabeth Wiles se distingue dans ses quelques interventions par la rondeur de son timbre et d’exquises notes longues. En Froh, Angelos Samartzis s’illustre par sa longueur de phrasé et sa musicalité, mais a malheureusement des allures de ténor verdien s'imaginant au Met (pêchant par excès de projection, a fortiori en comparaison avec le Donner de Stefan Röttig manifestement souffrant et/ou fatigué ce jour là au vu de son timbre voilé).
Finalement, chez les Nibelungen, le Mime de Paul McNamara accentue l’aspect « chien battu » inhérent au rôle. Le timbre est léger, la tessiture dramatique et il s’illustre particulièrement dans la précision de sa rythmique et de ses exclamations. La projection est fort bonne sur l’ensemble de la tessiture. Pour le martyriser, il peut compter en Alberich sur un Werner Van Mechelen en grande forme, constamment soucieux de son intensité dramatique ainsi que de sa projection, nonobstant les saccades imposées par ses répliques. Le timbre est rond, l’articulation impeccable, et il parvient, notamment durant son invocation des Nibelungen au début de l’ultime scène et durant sa malédiction, à distiller une noirceur palpable dans la salle.
Pour accueillir ce Prologue (aux trois journées du cycle que sont La Walkyrie, Siegfried, et Le Crépuscule des dieux), l’Opéra Royal peut compter sur un auditoire particulièrement concentré pour l’occasion. Le rendez-vous est donc pris avec la même troupe le 17 mars prochain pour La Walkyrie : à en juger par l'accueil chaleureux à la fin de cette soirée, il est possible de gager que beaucoup reviendront.