Magistrale Passion de bric et de Brockes à l’Opéra de Rennes
En ce Vendredi Saint, la représentation initialement prévue dans la Cathédrale a été déplacée à l’Opéra (en raison de la baisse de températures et d’un souci de chauffage). Ce changement éloignant des acoustiques proches des lieux où furent créées les œuvres de ce genre, aurait pu déstabiliser le chef Damien Guillon. Cependant, l’adaptation de dernière minute ne semble pas avoir été un obstacle pour les musiciens et les chanteurs du chœur, ce d’autant que l’Opéra est leur lieu de résidence. L’absence de réverbération permet ainsi d’entendre la moindre nuance, la proximité entre la salle et la scène projette l’auditeur au cœur du drame. Il a juste fallu faire preuve d’adaptation avec le décor déjà en place pour la prochaine production de l’Opéra (L'Élixir d’amour) comme le souligne avec humour le Directeur Matthieu Rietzler.
La Passion selon Brockes de Telemann, écrite en 1716, doit son nom à l’auteur du livret, Heinrich Brockes, poète mais aussi homme d’influence résident à Hambourg. Son texte qui inspira de nombreux compositeurs est un panachage entre le récit des Evangiles et une paraphrase autour de ce récit. Le livret répond au courant piétiste alors en vogue dans l’Allemagne du Nord, par un texte versifié débordant d’hyperboles et de violence. Tiraillé entre les impératifs de l’office et son attirance pour l’opéra, Telemann (qui admirait Lulli) pensa alors son œuvre comme un oratorio de la Passion, sorte d’opéra sacré sur ce texte intitulé « Jésus martyrisé et mourant pour le péché du monde ».
Damien Guillon dépoussière cette œuvre gigantesque divisée en deux parties, constituée de huit mouvements, avec pas moins de 150 sections : sinfonia, airs, récitatifs, duos, trios, chœurs entrecoupés du récit de l’Evangéliste, faisant intervenir 13 personnages. Il apporte un liant nécessaire à l’effet vertigineux engendré par une telle diversité, un souffle continu excluant tout temps mort, pour construire un drame imprégné de sang, de douleur et de larmes. Dès la sinfonia d’ouverture, les quelques notes égrenées pianissimo installent un climat de désolation puis des motifs convenus scandés aux basses figurent le chemin de croix, celui de la repentance, entrecoupé de passages plus apaisés et mélodieux joués au hautbois (signifiant la voix de l’âme) pour conclure dans des harmonies surprenantes pour l’époque.
Le rôle de l’Evangéliste, narrateur biblique, est confié à Paul Agnew. La voix modulante du ténor anglais suit le récit poétique en lui donnant du relief, parfois exagérément (la voix se casse alors un peu sur les aigus) mais d'une manière toujours très investie, vivant intensément le drame. A ses côtés, Jésus tour à tour majestueux, souffrant et résigné est interprété par le baryton-basse Henk Neven. Sa voix bien projetée fait preuve aussi bien de grande virtuosité maîtrisant la vocalise que de nuances diversifiées jusqu’à des pianissimi susurrés dans l’aigu pour évoquer le Père tout puissant.
Dans cet oratorio de la Passion, le personnage de Pierre est traité avec importance. Au ténor Samuel Boden revient ce rôle particulièrement riche en intentions dramatiques, allant de la colère à la honte puis à la repentance « sévère ». De sa voix nuancée au timbre clair, le chanteur alterne des phrasés tantôt staccato, tantôt legato avec aisance. Les vocalises sont fluides, agrémentées d’un léger vibrato. Convainquant vocalement ainsi que par sa présence scénique, il manque cependant d’un peu de projection, notamment dans les interjections ainsi que de soutien dans les vocalises longues lorsqu’il intervient au dernier tableau dans le rôle du Capitaine des gardes, racontant le déchaînement de la Terre, endeuillée à la mort du Christ.
Un épisode est également consacré au personnage de Judas, incarné par la mezzo Blandine De Sansal. Elle décrit de sa voix poignante les affres d’un homme maudit dans un récit au phrasé conduit jusqu’au moindre détail, faisant frissonner le public dans son air (avec cuivres) presqu’opératique « ne laissez pas passer cet acte inaperçu ». Elle bascule dans le drame, endosse le rôle de meurtrier, de traître avec des intonations et une expressivité propres à une tragédienne. Elle enchaîne grandes vocalises, silences éloquents, phrases lyriques conduisant vers des graves sonores et charnus. Dotée d’un double rôle (une âme croyante), elle intervient également lors de la mort du Christ. Elle fait preuve d’un grand sens de la rhétorique en modifiant les couleurs de sa voix lorsqu’elle évoque le soleil blêmissant puis l’obscurité s’intensifiant au moment où le Christ rend l’âme. Tout est alors accompli.
Lors du récit de la crucifixion de Jésus à Golgotha, la figure de la Vierge apparaît. Interprétée par Céline Scheen, elle livre un duo particulièrement émouvant avec Henk Neven (Jésus) lorsqu’elle comprend que celui qui est condamné est son fils. Également une âme fidèle, elle intervient à plusieurs reprises, toujours avec une grande intensité et une présence scénique magnétique. A elle revient le récit de la flagellation au texte expressionniste où elle colore et nuance les inflexions de sa voix avec subtilité pour suggérer l’image du dos aux couleurs vives ressemblant au ciel.
D’autres personnages du drame (Jacob, Caïphe) sont interprétés par Geoffroy Buffière. « Un ver veut abîmer le Créateur » déclare-t-il de sa voix sonore aux graves affirmés, suffisamment convaincante pour comprendre qu’il est l’accusateur.
Enfin, le rôle conséquent accordé à la Fille de Sion (symbolique de l’Eglise) portant le regard du fidèle sur le drame qui se déroule, revient à Catherine Trottmann. Dans la grande variété de ses airs, les phrasés sont diversifiés, alternant les couleurs allant du timbre sombre de sa voix de mezzo pour décrire l’effroi devant le calvaire ou au contraire des aigus lumineux pour exprimer l’extase face à la beauté du sacrifice. Dans l’air conclusif « essuie les larmes acérées », la voix éclate aux sons des trompettes, les aigus sont faciles, les vocalises fusent, le joli vibrato agrémente les notes de fin de phrase, prouesse exécutée sans aucune trace de fatigue. Avec Céline Scheen et Blandine De Sansal, toutes trois impressionnent dans le trio des trois âmes croyantes, décrivant l’effroi suscité au moment de la mort du Christ jusqu’à utiliser des voix légèrement rauques dans le registre grave.
Les voix lumineuses de Sylvie Becdelièvre, Aurélie Castagnol et Marie Roullon surgissent un instant du chœur pour assurer le rôle des trois servantes tout comme celle de Jean-Jacques L’Anthoën, affirmée et sonore pour les petits rôles de Jean et d’un valet.
Le chœur Mélisme(s), toujours bien préparé par leur chef Gildas Pungier, déroule les chorals tantôt majestueux, tantôt recueillis ou devient la foule vociférant. Les départs sont précis, les échanges avec les solistes également, les nuances soignées, avec clarté et sans effets exagérés.
Damien Guillon, à la direction précise et attentionnée, tire de son ensemble Le Banquet Céleste le meilleur de ses membres, chacun se saisissant de la musique de Telemann avec un geste sûr, quelle que soit l’intention dramatique nécessaire, se livrant ainsi à quelques expérimentations voulues par le compositeur comme le jeu de l’archet des violonistes sur le chevalet pour illustrer les pointes cruelles des épines sur la tête de Jésus. De nombreux solos permettent aux instrumentistes d’être mis en valeur et chacun d’entre eux le fait avec conviction.
Le public visiblement ému, empli de gratitude, remercie par de chaleureux applaudissements Damien Guillon et l’ensemble de ses disciples.