Le Couronnement de Poppée et de la cruauté à l’Opéra National du Rhin
La version présentée dans ce spectacle résulte d’une recomposition des deux versions de l’opéra d’après le livret de Giovanni Francesco Busenello : Raphaël Pichon et Evgeny Titov optent ici pour un choix de coupures et d’éléments tirés à la fois de la version créée à Venise en 1642 et de celle donnée à Naples en 1651. Evgeny Titov actualise ce drame d’inspiration historique en maniant jusqu’à l’excès les extrêmes, les registres, et les couleurs. La scénographie tournante matérialisée par une tour cylindrique de béton bordée d’un escalier instaure d’emblée une verticalité évoquant l’ascension sociale, ainsi qu’une relation de profondeur, entre intérieur et extérieur.
En pivotant, la tour découvre une loge d’un théâtre à l’italienne qui surplombe une chambre, lieu des amours de Poppée et Néron. La couleur rouge vif (de la passion mais aussi du sang) des fauteuils de cet intérieur contraste avec l’envers du décor tournant (de Gideon Davey), un dehors de béton gris scandé du rose fuchsia (du kitsch et de l'interlope) des néons figurant en vertical les lettres du mot Poppea.
Ces deux atmosphères, l’une chaude et intime, l’autre froide et "vulgaire" - au sens du vulgus : de la populace - symbolisent les deux faces d’un même monde dans lequel se mêlent le comique et le tragique, Éros et Thanatos, mondes qui basculent de l’un à l’autre, au gré de la roue de la fortune, mais où demeure « quelque chose de pourri », qui rappelle le drame shakespearien.
Si certaines scènes sont traitées avec subtilité d’un point de vue dramaturgique (les sbires juchés sur leur cyclomoteur se tenant absolument immobiles durant le trio « Non morir, Seneca », sorte d’arrêt sur image pour retarder la mort de Sénèque), beaucoup se distinguent en assumant de pousser les relations certes suggestives du livret jusqu'au cru (nombreuses scènes érotiques entre Néron, parfois nu, et Poppée, observées de près par les autres personnages). La violence culmine dans la scène finale : tandis que Poppée, enfin couronnée, en robe blanche tachée de sang, gravit les escaliers avec Néron, le public découvre, grâce à la rotation du décor, l’intégralité des autres personnages du drame agonisants, égorgés ou pendus. La monstruosité qui réside dans l’écart entre la beauté du duo « Pur ti miro » et l’horreur du spectacle, ne manque pas de choquer quelques membres du public qui quittent rapidement la salle.
La soprano italienne Giulia Semenzato incarne une jeune Poppée pétulante et capricieuse aux aigus rebondissants et colorés. Ses trilles légers et sa diction modèle sculptent la ligne vocale qui bascule du pathos à la jubilation, maniant avec souplesse les nuances et le sotto voce (sous la voix).
En Néron, le contre-ténor américain d’origine coréenne Kangmin Justin Kim, a l'allure d’une rock-star juvénile, vêtu d’une veste pailletée et d’un pantalon en cuir noir. Son timbre d’acier fait miroiter de fines vocalises, des roulements serrés, une maîtrise de la prononciation. La brillance des aigus tend néanmoins à se durcir au fil de la représentation.
La mezzo-soprano serbe Katarina Bradić incarne une Octavie tantôt éplorée tantôt avide de vengeance, tout de blanc crème vêtue. Sa voix aux graves moelleux embrasse avec bonheur les dissonances et aspérités des ariosos (entre l'air et le récitatif). Le vibrato est soyeux, y compris lorsque les pleurs étreignent sa voix en un « a... a... dio » déchirant.
En Othon, le contre-ténor Carlo Vistoli propose des aigus feutrés (à l’inverse des aigus incisifs de son rival Néron) et des mediums puissants. Dans les moments de supplication, les consonnes crachées n’entravent en rien la diction, précise et légère.
La basse argentine Nahuel di Pierro incarne un Sénèque méprisé, vêtu de haillons, et vivant dans une misère semblable à celle de Diogène. Et pourtant, la noblesse du personnage est d’emblée sonore dans la profonde résonance de ses graves, qui fait écho à celle des théorbes et archiluths.
Le ténor Emiliano Gonzalez Toro est une Arnalta qui cumule mauvais goût et ridicule, coiffée d’une perruque orange et d’une robe rose fuchsia à paillettes. Les sauts de registre et ses aigus tendus participent au comique du personnage. Le ténor excelle dans le stile concitato (répétition rapide de notes), maniant avec une célérité surprenante les nuances expressives de la parole, tels que le cri et la rage.
La soprano Lauranne Oliva, artiste de l’Opéra Studio du Rhin, affirme en Drusilla un jeu franc et sincère. D’abord quelque peu éteinte, sa voix gagne rapidement en rondeur et en timbre, dévoilant d’émouvants sospiri. En divinité Fortune, la soprano Rachel Redmond, fait scintiller de clairs aigus et un vibrato ciselé, aussi éclatant que sa tenue immaculée et pailletée. La soprano Julie Roset est une Amour gracieuse dans une robe à la texture semblable à celle de la barbe à papa. Puissamment projetée, sa voix est portée par une déclamation limpide et de délicats mezza voce (à mi-voix). Plus discrète, la mezzo-soprano Marielou Jacquard incarne une Vertu à la voix cristalline et au vibrato léger.
Tout différent est le jeu du ténor Rupert Charlesworth qui incarne un Lucain au sourire sardonique et à la démarche serpentine. Ses mediums sont moelleux, l’intonation claire et susurrante.
Le contre-ténor polonais Kacper Szelążek est un Valet misérable et lubrique, son timbre pincé à l’extrême tourne immédiatement le personnage au ridicule, à l’instar de ses mimiques et de ses trilles hystériques.
Les trois sbires, les ténors Patrick Kilbride et Antonin Rondepierre ainsi que le baryton-basse Renaud Brès excellent dans le trio « Non morir, Seneca », condensé de contrastes expressifs, en alliant avec précision et homogénéité leurs timbres ainsi qu’une justesse remarquable dans les montées chromatiques.
Le Couronnement de Poppée par Evgeny Titov | (© Klara Beck) |
La direction enlevée de Raphaël Pichon enveloppe l’ensemble des instrumentistes, du continuo élargi (orgue, clavecin, violes de gambe, théorbe, guitare) au ripieno (flûtes, cornets à bouquin, basson, violons) qui rutilent de justesse et de rigueur rythmique dans les ritournelles.
Le son florissant de l’Ensemble Pygmalion, la ferveur des artistes lyriques suscitent les bravi et applaudissements prolongés du public, et ce, malgré la noirceur de la mise en scène.