Parsifal intensément pessimiste à Genève
Sous certains aspects austères, cette lecture scénique est d'une cruelle rigueur. La blessure d'Amfortas affecte ici toute la population de Montsalvat : les chevaliers et les écuyers se déplacent tous avec difficulté dans des vêtements trempés de sang et adoptent des comportements erratiques, comme lorsqu'ils dessinent des croix sur les murs au finale de l'acte I. Ils sont menés par Gurnemanz qui traverse la scène en titubant avec des béquilles, et dont les efforts laborieux pour s'asseoir confirment cette ambiance douloureuse et inquiétante. Kundry même finit par gribouiller des slogans avec du sang sur le mur à l'acte III, allant de "Par la compassion, la connaissance" à simplement "Parsifal".
Le tout se déroule dans un décor à la fois minimaliste et imposant, composé de deux grands blocs rectangulaires qui s'écartent légèrement pour servir de point de mire aux premières apparitions des protagonistes. La scénographie d'Henrik Ahr n'en est pas moins subtilement réalisée, et les deux masses de pierre tournent de manière à permettre un large éventail d'actions scéniques. Les couleurs crème des costumes de Michaela Barth, aussi simples soient-ils, permettent d'appliquer avec régularité le sang au fur et à mesure de l'action. Les habitants du château sont habillés différemment : Klingsor en rock-star vieillissante, Kundry en costume rouge ou noir selon le degré de séduction qu'elle est censée exercer, alors que les filles-fleurs ont des robes argentées moulantes dignes des années 1920, mais aussi diverses prothèses et signes de handicaps.

La mise en scène sauvage de Thalheimer est rendue encore plus parlante par le contraste avec la prestation vocale des solistes, et les performances ravissantes du Chœur maison et de l'Orchestre de la Suisse Romande. Les solistes principaux tiennent leur rôle pour la première fois, à l'exception de Tanja Ariane Baumgartner dont le mezzo-soprano, flexible à l'extrême, est idéalement adapté au caractère changeant du rôle : les phrases fragmentées et haletantes du premier acte sont ciselées sur toute la tessiture, et dans le deuxième acte, les lignes plus lyriques ont une forme et une ligne qui soulignent les qualités de séduction de la musique autant que du personnage. Rayonnante dans le registre supérieur, ses notes graves sont soyeuses et séduisantes.

Les filles-fleurs offrent des prestations riches et une réalisation d'ensemble assortie, réunissant les sopranos Tineke van Ingelgem, Louise Foor et Valeriia Savinskaia, la mezzo-soprano Ramya Roy rejointes par deux membres du Jeune Ensemble du Grand Théâtre : la soprano Julieth Lozano et la mezzo-soprano Ena Pongrac. Ces deux dernières peuvent en outre montrer leur placement vocal car elles incarnent aussi des écuyers, rejointes par les ténors Omar Mancini et José Pazos aux mêmes qualités. Complétant la distribution en chevaliers, le ténor Louis Zaitoun et la basse William Meinert (également Titurel) dominent l'acoustique depuis une position désavantageuse au fond de la scène, avec la brillance du premier et les graves sonores du second.

Difficile d'incarner un héros maquillé en clown, mais Parsifal prend ainsi des allures de sombre Joker et Daniel Johansson apporte au rôle-titre la profondeur de son incarnation réfléchie avec la fiabilité de sa voix de ténor, marquée par sa brillance autant que par sa puissance. Restant toujours loin des exagérations, il discipline son registre supérieur pour l'harmoniser avec ses notes inférieures. La dynamique reste subtile (avec même quelques pianissimi fracassants), enrichissant d'autant le portrait du personnage.

Contrairement au rôle de Parsifal, celui d'Amfortas est si nettement déterminé (par sa souffrance) qu'il laisse peu de place à l'interprétation du metteur en scène. Le personnage repose donc d'autant sur la voix de Christopher Maltman, dont la souplesse du registre médian capture les lignes angulaires trempées dans la douleur. Mais il déploie également sa puissance dans le registre supérieur, lorsqu'il ne parvient pas à dissuader les chevaliers, d'un saut vers l'aigu complétant la palette vocale de cette incarnation.

Le Klingsor de Martin Gantner ne s'est pas seulement habillé comme une rock star vieillissante, il agit aussi comme tel. D'un caractère louche et flamboyant à la fois, son baryton a la flexibilité tendue pour négocier les lignes mélodiques tortueuses avec conviction. Ses premières phrases assises sur un registre moyen voluptueux capturent l'autorité épuisée avec laquelle il commande, mais pour les déployer ensuite à travers la gamme avec facilité et un style ombrageux, moqueur même du medium à l'aigu.

Tareq Nazmi en Gurnemanz reçoit le meilleur accueil du public genevois, qui salue son investissement au service de ce rôle et de cette vision scénique. Sa finesse gestuelle répond à celle de sa voix, conservée à travers l'immensité de l'ambitus, de la déclamation angulaire au parlando sinueux vers des legatos soutenus.

Le chef Jonathan Nott offre une interprétation extrêmement rythmée, avec des moments de pure poésie musicale à la hauteur des voix solistes déployées sur la scène. Le Chœur du Grand Théâtre et les voix de la Maîtrise du Conservatoire populaire de musique de Genève s'en font l'écrin et le soutien, en justesse et attentions. L'Orchestre de la Suisse Romande s'impose par la richesse des cuivres, la qualité soliste des bois, le tout soutenu par l'effet de ravissement (élévation céleste) produit par les cordes.

Le public exprime un enthousiasme d'autant plus énorme à l'issue de cette production, si intense, dense, pesante aussi. "Pour moi, le spectateur doit aussi travailler", explique le metteur en scène Michael Thalheimer dans le programme. Et à voir ce public tituber lui aussi en sortant du théâtre, comme groggy par cette expérience, c'est assurément chose faite.
