La Périchole à Dijon, l’amour est une quête
Si programmer un opéra-bouffe d’Offenbach est toujours une festive manière de terminer l’année, c’est aussi une excellente façon d’en débuter une nouvelle, et l’Opéra de Dijon l’a bien compris qui programme à l'Auditorium la nouvelle Périchole de Laurent Pelly coproduite par plusieurs maisons (avec le TCE, Liège, Toulon) sous l’égide du Palazzetto Bru Zane. Le metteur en scène aborde là sa quatorzième production d’une œuvre d’Offenbach, définitivement l’un de ses compositeurs fétiches, et ce en signant par ailleurs sa première collaboration avec l’institution lyrique bourguignonne. Déjà vu et entendu au Théâtre des Champs-Elysées et à Toulon, avec des succès notables, ce spectacle déplace en terre dijonnaise son incarnation d’un Lima d’inscription moderne dont les faubourgs pourraient être ceux de quelque ville méditerranéenne d’aujourd’hui. Dans cette rue où La Périchole et Piquillo sont des amoureux qui font la quête en chantant, le linge pend aux fenêtres, les murs sont tagués, et de légers voiles filtrent les lumières jaunâtres d’intérieurs que l’on devine modeste et livrés à la promiscuité. Un univers somme tout très sombre, comme souterrain, qui vaut aussi pour le palais dessiné dans l’acte II par la scénographe Chantal Thomas, où des miroirs géants usés par la poussière côtoient de grands canapés cousus de fil noir sur lesquels se jette gaiement un risible vice-roi qui prend là les aises d’un enfant dans une chambre où il fait bon jouer (mais avec les sentiments des autres, en l’espèce). Quant au cachot de l’acte final, qui consiste plutôt en une cage géante qui semble elle-même renfermée dans un hangar désaffecté, il incarne cette « noirceur » voulue par Laurent Pelly pour qui l’œuvre est aussi l’histoire d’une misère et d’une pauvreté dont les chiches traits et la profonde ténébrosité sont, pour le coup, fort clairement restitués. Le tout avec des dialogues remis au goût du jour par Agathe Mélinand, qui fait ici parler les personnages à coup de « Tu me saoules » et de « Qu’est-ce que ca peut vous f**tre », de quoi donner un relief résolument "djeun" aux deux personnages principaux, mais de quoi aussi décontenancer les adeptes d’un ton lexical qui soit plus en phase avec le livret original.

Les costumes de Jean-Jacques Delmotte, dont Laurent Pelly a lui-même signé les maquettes, s’ancrent totalement dans cette description crue d’une modernité somme toute très grunge. Les habitants dont le vice-roi se veut le -sot- souverain (il a même son portrait affiché en grand en fond de scène) sont vêtus de tee-shirts et pantalons comme tout droit chinés dans quelque boutique vestimentaire à la mode actuelle. Avant d’arborer une robe d’un fuchsia bien appuyé par les lumières de Michel Le Borgne, mais une robe bien trop trop serrée pour elle (comme si le statut de demoiselle d’honneur était finalement bien plus étouffant qu’autre chose), La Périchole se distingue par sa tenue très punk, avec veste en cuir et short en jeans déchiré, et des tatouages fleuris sur le bras qui sont comme une touche de poésie dans un monde de brutes. Quant à Piquillo, il revêt marcel, casquette et pantalon kaki, de quoi lui donner des airs d’un guérillero menant bataille face à l’omnipotence d’un dictateur franchement bouffon qui ne saura finalement pas lui voler le cœur de sa belle. Et puisque ce vice-roi est si fat, autant l’escorter de courtisanes qui prêtent tout autant à rire : c’est ici chose faite avec ces jeunes femmes aux cheveux d’un blond platine aveuglant, nanties de robes à crinoline au métal grisé leur donnant comme des airs de sirènes aux corps difformes, bien loin en tout cas des standards d’Andersen. Mais si le but est de faire sourire alors l’effet est réussi pour cette scénographie efficace et dynamique qui offre de pouvoir pleinement plonger dans les ressorts théâtraux et surtout musicaux de l’intrigue.

Après avoir partagé l’affiche en alternance avec Marina Viotti au Théâtre des Champs Elysées à l’automne, Antoinette Dennefeld s’empare ici à nouveau avec assurance du rôle titre. Le mezzo se fait ample et généreux en sonorité, avec un medium de belle rondeur, et les principaux airs du rôle sont interprétés avec tout l’entrain de rigueur. Mais, quand tout par ailleurs n’appelle que le burlesque, cette punk qui a du chien et du cœur use aussi d’une belle capacité à tirer la corde de la sensibilité sans tomber dans un excessif pathos, comme dans un touchant air de la Lettre.

Son Piquillo est porté par Philippe Talbot, tout aussi valeureux dans son incarnation d’un chanteur de rue encore un peu adolescent, à l’ivresse coutumière et à la mélancolie certaine. La générosité théâtrale est indéniable et la voix se fait incisive, assise sur un medium assuré en projection, avec une émission tout en sensibilité à l’heure de chanter les souffrances de l’amour. Hélas, la voix perd parfois en relief lorsque la folie sonore règne sur scène, réduisant quelque peu la portée d’une fougue qui n’en demeure pas moins fort crédible, comme dans cet acte II où il s’agit de présenter La Périchole comme la femme « la plus séduisante et la plus fausse en même temps ».

Marc Barrard est lui un vice-roi qui, à défaut d’être maître de l’incognito, prête bien à souvent à rire au prix d’une performance théâtrale engagée et tout en mouvement. La voix sert bien le rôle elle aussi, assurée et sonore, au medium bien vibré, avec une diction mordante et pleine d’allant.

Avec sa voix charpentée et un sens comique affirmé, Lionel Lhote est un savoureux Don Pedro de Hinoyosa, quand Rodolphe Briand en Panatellas se démarque aussi par un ténor assuré et par le naturel de sa vis comica. Dans leur petit camion façon food-truck où se déguste le « mejor riquiqui de la ciudad », les trois cousines, qui font aussi les dames de la cour, sont irrésistibles de drôlerie, avec un côté un peu foldingue qui sert pleinement l’essence théâtrale de l’œuvre. Vocalement, se remarque notamment le soprano sémillant de Chloé Briot, la projection assurée de Lucie Peyramaure, ou le mezzo joliment timbré de Valentine Lemercier. Natalie Perez se fond en Frasquinella avec aisance dans l’élan général, qu’il soit vocal ou théâtral, ce qui vaut aussi pour les deux notaires de Takeharu Tanaka et Jonas Yajure, et pour le courtisan de Jean-Christophe Sandmeier (tous trois artistes du Chœur de l’Opéra de Dijon). À noter en outre la performance pleine de drôlerie du comédien Eddy Le Texier, prisonnier un peu benêt dont le grand projet est de s’évader avec un petit couteau (mais n’est pas l’évadé d’Alcatraz qui veut) !

Outre la performance homogène à la gestuelle folâtre du Chœur de l’Opéra de Dijon, dont les mouvements sont réglés par une mécanique précise qui n’en garde pas moins beaucoup de naturel, l’Orchestre Dijon Bourgogne se met parfaitement au service de l’exubérance générale. La baguette précise de Laurent Campellone parvient à tirer du collectif instrumental la pompe attendue dans les passages les plus allègres, les tempi vifs des galops et séguedilles n’empêchant en rien des passages bien plus expressifs et lyriques, comme pour accompagner le désespoir de Piquillo. Une performance venant pleinement servir l’esprit festif et tourbillonnant d’un spectacle qui pour le public se conclut comme souvent lorsqu’il est question d’Offenbach : avec le sourire aux lèvres et le cœur empli de rythmiques entêtantes.
