Ernani à cœur battant à l'Opéra Ballet de Flandre
L’Opéra flamand réputé pour sa modernité fait à nouveau preuve d’audace sous la direction musicale pointue de Julia Jones, dans la mise en scène de Barbora Horáková Joly et dans le choix de la production qui assume d'élaguer l'œuvre en ôtant des récits et personnages "secondaires", tout en ajoutant des textes narrés par un conteur. Le résultat est une version de 2h30 entracte compris, visant à se concentrer sur la substantifique moelle romantique (avec toute sa violence).
Plongée dans un noir absolu, la scène s'entrecoupe de différents voiles occultants, cernée de néons aveuglant le public. Les lignes verticales lumineuses sont à l’image d’une esthétique de ce contexte totalitaire, cadrant l’espace des chanteurs en carrés et cubes lumineux. Le décor minimal repose sur cette délimitation spatiale et sur l’utilisation d’accessoires à la signification symbolique : ballons rouges de sang, citrons (amertumes et soleil de l'Espagne), armes en tout genre… Des cornes de bouc païennes servent de trône aux chanteurs, représentant l’arrivée de l’enfer jusqu’à l’apothéose finale des combats et celle d'un gigantesque cœur battant à l’image d’une nation meurtrie (qui bat au rythme des trahisons et des enfers personnels : des combats auxquels font face les protagonistes et le public).

Dans cette transposition radicale, les muscles des solistes sont mis à nus avec certaines inscriptions comme « SILENCE IS WAR » rappelant que les périodes martiales intiment à l'action (un appel aux dons pour l'Ukraine est même effectué à l'entracte). Les costumes sont dans la même tonalité : pantalons de camouflages, débardeurs blancs et chaîne de pendentif militaire façon Full Metal Jacket, chaussures de combat et grands imperméables noirs (qui serviront à couvrir les corps des défunts), le tout dans un univers post-rave brutaliste. De nombreuses vidéos projetées sur des écrans-filtres transparents restent dans ce même univers, mais afin de lui donner une dimension plus "romantique", esthétisée : celle de bâtiments en feu, de bâtisses en pleine déflagration, de corps dansants sous des draps légers, presque les images d'une guerre « idéalisée » en somme.
Exprimant la puissance anonyme de la foule au sein de ce décor, les chœurs masculins et féminins restent souvent dans l’ombre mais pour d'autant mieux exprimer leur puissance vocale, et la colère populaire poing levé. Les femmes viennent ponctuer avec grâce et puissance le résultat sonore, très virilisé à l'image de la mise en scène. Et même, les femmes tentent de pacifier, en dansant, les hommes qui se battent à mains nues.

En fosse, l’orchestre sous la direction de Julia Jones donne l'amplitude musicale de ce romantisme accru, avec une grande justesse. La cheffe déploie les couleurs Verdienne avec l'expressivité d'un tempo légèrement plus marqué, tout en puissance et en assurance dans ses gestes (mais certaines finesses lyriques sont terrassées par l'univers militaire écrasant). L’énergie irradie, nette, radicale et intense.
Le drame musical, psychologique, les enjeux romantiques et vocaux, et la mise en scène demandent beaucoup aux solistes. Ernani est confié à Vincenzo Costanzo (qui débute dans le rôle comme celui auquel il est confié en alternance : Denys Pivnitskyi). Vincenzo Costanzo tient le phrasé et le style bel cantiste avec une rigueur classique. La constance du ténor est à toute épreuve, à celle du jeu et à la mesure de sa voix. La solidité et la maîtrise ne laissent toutefois pas percer l'émotion au dernier acte.

Don Carlos est interprété par le baryton Ernesto Petti dont la prestation se déploie au fur et à mesure des actes. Si la puissance vocale est d'abord quelque peu poussive, il brille ensuite à la mesure de ses arias en solo, offrant un développement dans le tragique particulièrement sensible. La voix sombre, fine et étirée donne une amplitude psychologique et émotionnelle complexe au roi d'Espagne.
Sava Vemić creuse la profondeur de sa basse pour donner vie à Don Ruy Gómez da Silva. L'incarnation fière, autoritaire même, tire son épingle du jeu (et du chant) avec facilité.
Leah Gordon donne à Elvira sa voix de soprano forte et incarnée. La chanteuse canadienne appuie le chant et l'incarnation vers des aigus redoutables, mais dessinant aussi la profondeur vocale sans difficulté apparente. Son amplitude vient ainsi en imposer face au trio masculin central.

Et c'est ici que s'arrête la liste des personnages retenus dans le casting. Le programme annonce également une soprano, un ténor et une basse solo mais qui ne s'extraient des chœurs ni physiquement ni vocalement.
Le public réserve un accueil chaleureux à cette production directe, dont l'efficacité de la force scénique résonne avec l’actualité brûlante.