Alzira à Liège : conquête des terres, des corps, des cœurs
Quelques jours après le passionnant Stiffelio de l’Opéra de Dijon, c’est un autre rare Verdi que l’Opéra de Liège propose à son public avec la découverte d'Alzira. Explorer le répertoire verdien fut l’un des axes artistiques de feu Stefano Mazzonis di Pralafera, dont le successeur Stefano Pace reprend le flambeau, par le jeu des reports liés au Covid du moins, puisque la maison wallonne proposera également Les Lombards en fin de saison. Lorsqu’il compose Alzira en 1845, Verdi est encore jeune (il a 31 ans) et a déjà connu le succès, notamment avec Nabucco trois ans plus tôt. Mais il est aussi malade et les projets qui se bousculent l’empêchent de laisser sa créativité mâturer. Ainsi cette œuvre concise (1h30 de musique) contient-elle de nombreuses facilités musicales et tics de composition. Surtout, le livret, situant l’action dans la conquête du Pérou par l’armée espagnole, est un peu maladroit et caricatural et explique en grande partie que l’œuvre soit tombée dans l’oubli. Pourtant, la partition recèle de pages grandioses où toute la fougue du jeune compositeur infuse. Le finale de l’acte I impressionne par son ampleur et son tuilage de voix aux puissantes harmoniques, et si l’ouvrage ne permet pas de découvrir de nouveaux aspects de la créativité verdienne, au moins offre-t-il de beaux numéros, typiques du style de ses jeunes années.

Le Directeur musical de la maison liégeoise, Giampaolo Bisanti embarque sa phalange dans une interprétation allante de la partition, alternant les traits piqués si typiquement verdiens des cordes avec légèreté, menant les soli des bois avec élégance, et les pages plus martiales des cuivres et des percussions avec plus de solennité. Il n’hésite pas à recourir à des nuances extrêmes, à l’image du pianissimo du hautbois ou des tutti des finales.

Francesca Dotto dessine une Alzira au caractère racé, femme forte et résolue, dominant par sa grâce les hommes qui cherchent à la faire plier par la force. Sa voix lyrique et épaisse, bien projetée et au timbre riche, se montre fraiche et satinée, tenue par un vibrato tout en rondeur et un souffle long. Son chant se fait doux et attendrissant lorsqu’elle se montre éplorée et implorante tandis que de larges accents maîtrisés marquent ses pages plus fougueuses.

Luciano Ganci n’a pas une partie facile en Zamoro (l’amant d’Alzira). Sa voix longue au vibrato léger, émise avec vaillance jusque dans des aigus aisés lorsqu’ils sont en voix pleine (ils paraissent cependant plus fragiles lorsqu’une certaine retenue est exigée) trouve la chaleur et le brillant d’un timbre très italianisant. Son interprétation manque de legato mais trouve un dynamisme par de vifs accents. Giovanni Meoni incarne son rival Gusmano, personnage ambivalent (le seul auquel le livret accorde une certaine complexité, même un peu maladroite par ses revirements soudain entre le bien et le mal), se montrant capable de forcer Alzira à l’épouser par un chantage infâme, mais aussi à pardonner et bénir l’union des deux amants lorsque la mort approche après avoir pourtant été frappé par Zamoro lui-même (son utilisation de la poche de faux sang est d’ailleurs alors malhabile). Son chant se montre en tout cas séducteur, par son timbre verdien au grain chaud et des nuances travaillées.

En Alvaro (père de Gusmano), Luca Dall’amico puise sa voix dans les profondeurs charbonneuses de son instrument, y trouvant les résonnances de la sagesse et de l’honneur. Son vibrato est creusé comme les rides du personnage, ici représenté derrière une grande barbe blanche. En Ataliba (père d’Alzira prêt à marier sa fille à Gusmano pour protéger son peuple de la guerre), Roger Joakim expose une voix mate au timbre poivré et au vibrato profond et rapide. Souvent prostré et à genoux, il parvient à émouvoir par la sincérité de son engagement et malgré le prix demandé à sa fille. Marie-Catherine Baclin joue une Zuma touchante (la mise en scène insiste sur l’idée que les conquérants s’approprient les corps aussi bien que les terres, en la rendant victime d’un viol par Ovando). Sa voix fine et perchée, au timbre sanguin et au vibrato bien dessiné, ressort bien des ensembles.

Alexander Marev est un Ovando repoussant (habillé en prêtre, il arbore des cheveux gras et un sourire sordide, peu touché par le scrupule après son crime commis envers Zuma). Sa voix tubée dispose d’un timbre clair, émis avec vigueur. Zeno Popescu interprète Otumbo d’un ténor de caractère à l’émission franche. Le Chœur d’hommes est d’abord en retrait, manquant d’éclat, mais il trouve ensuite les accents guerriers qui correspondent mieux au panache des chœurs verdiens. Les pupitres féminins produisent un son enveloppant et homogène qui met en valeur leurs interventions.

Jean Pierre Gamarra associe dans sa mise en scène le sort d’Alzira aux terres revendiquées par les conquistadors. La jeune femme évolue ainsi sur un lopin de terre que ses geôliers entourent et cernent jusqu’à ce que Gusmano vienne l’y contraindre à l’épouser, comme une ultime conquête. Cette configuration partitionne l’espace scénique et limite les mouvements possibles, et même les interactions, ce qui tend à figer l’action. A l’issue du prologue, des témoignages laissent entendre (afin de laisser le temps au Chœur de changer de costume) la souffrance des peuples conquis et l’horreur de la guerre quelle qu’elle soit, et où qu’elle soit.

Ainsi, Gusmano meurt sous les yeux de son père (qui reste ici impassible), et bénit son meurtrier dans un soudain élan de repentance. Le public, lui, ne se repent pas d’avoir assisté à cette redécouverte : il tape des mains et des pieds pour accueillir les artistes durant les saluts, se montrant particulièrement enthousiaste envers le trio principal et son Directeur musical.