Avec Madame Butterfly, Bordeaux ouvre sa saison d'opéra sur un océan d'émotion
Après des travaux de modernisation de son installation technique, l’Opéra National de Bordeaux est enfin en mesure d’ouvrir sa saison lyrique-scénique. Son nouveau Directeur général, Emmanuel Hondré, l’a voulue ouverte sur tous les publics, multipliant les opérations de médiation. C’est donc tout naturellement que la maison bordelaise propose une production dont les thèmes résonnent avec notre monde moderne : le vérisme de Puccini est un art du réel allant chercher le drame dans l’actualité de son temps.

Une plongée dans le Japon éternel
Dans la version présentée par l’Opéra de Bordeaux (proche de la version d’origine, avant les corrections apportées par Puccini suite à l’échec de la création), Pinkerton est un parangon d’arrogance. Il n’est que mépris pour la culture ancestrale japonaise et offre au public le manichéisme dont il a besoin pour faire de la pauvre Cio Cio San une victime innocente d’un destin cruel. Son suicide, à la fin de l’opéra n’en est que plus émouvant.

L’Empire des signes de Yoshi Oïda
Pour restituer l’actualité d’une histoire qui a déjà plus d’un siècle d’existence et rapprocher l’essence profonde d’un Japon éternel devenu cartes postales, Madame Butterfly se déroulant à Nagasaki, Yoshi Oïda a fait le choix symboliquement fort de transposer l’action dans un Japon qui se réveille du drame absolu de la deuxième Guerre Mondiale. Le décor, tout en échafaudages et en papier journal chiffonné, raconte un pays en pleine reconstruction, après l’horreur des bombardements. L’émotion monte d’un cran.
Par un habile (quoique très courant) jeu de symboles et de prophéties auto-réalisatrices, la mise en scène annonce le drame à venir par de petites touches de rouges qui impriment dans la rétine du spectateur le sang versé du dénouement final. Parmi ces évocations délicates de la culture japonaise que Roland Barthes analysait dans L’Empire des signes, des ombrelles carmin, ouvertes par des figurants à intervalles réguliers, peignent dans l’espace la tache indélébile d’un coup de couteau répandu sur le tissu. Le langage de Yoshi Oïda est un art du sous-texte et de l’arrière-plan. Sur le devant de la scène, sa direction d’acteurs laisse aux personnages la liberté de dérouler le drame.
Une distribution aguerrie
En tête de cette fresque sociale et historique, le personnage éponyme de l’Opéra (Cio Cio San étant la traduction littérale de “Madame Butterfly”, et inversement) est campé par la soprano coréenne Karah Son. En spécialiste du rôle qu’elle a incarné dans plus d'une dizaine de productions, elle se ménage tout au long de la première partie, laissant aux personnages secondaires le soin de briller. Une science habile de l’économie, car la partition de Puccini est extrêmement exigeante dans l’emballement final. Ce n’est qu’à ce moment que les interrogations sont levées et que la voix se révèle très puissante. Les innombrables aigus, cris de douleur d’une jeune femme prise au piège de sa passion dévorante, déchirent l’espace et engloutissent l’orchestre dans une déferlante de larmes. Le timbre légèrement rocailleux détecté dans les médiums disparaît alors, dès que la ligne monte. Et, comme par magie, les graves se mettent soudain à passer la rampe pour frapper le spectateur de la dureté qu’ils expriment.

Le ténor italien Riccardo Massi a la lourde charge d’incarner B.F. Pinkerton, responsable du tournant tragique que prennent les événements. A fortiori dans cette version de l'œuvre, il apparaît comme antagoniste absolu, cristallisant tout ce que le public identifie d’arrogance et d’esprit colonial chez cet américain de passage. Riccardo Massi l'incarne avec aisance vocale : des aigus impeccables, une diction italienne irréprochable (ce qui le distingue de sa partenaire), un passage de la voix de poitrine à la voix mixte habilement gommé et un timbre lyrique qui correspond à ce qui est attendu d’un ténor de métier.

Fidèle jusqu’au bout à la jeune maîtresse qu’elle a juré de servir, le personnage de Suzuki est tenu par la mezzo-soprano Virginie Verrez. Témoin direct de la chute de Cio Cio San, elle est l’empathie incarnée. Son jeu impliqué en fait le vecteur de l’émotion ressentie par le public, et sa voix sans aspérité lui permet d’être à l’aise en toute circonstance. Dans la première partie, elle est l’une des rares capables de traverser un orchestre tonitruant. Dans le duo du dernier acte avec Cio Cio San, sa puissance rivalise avec le rôle-titre pour un moment poignant. La justesse impeccable de son intonation fait de ce duo un des sommets musicaux de la soirée.
Une galaxie de personnages secondaires
Le consul Sharpless, présent sur scène presque tout au long de l’Opéra, incarne la bonté et la compassion. Une stabilité et une cohérence que le baryton André Heyboer assure de sa voix de bronze. Ses aigus très bien couverts ne trahissent aucun tracas technique, et son jeu d’acteur ne souffre aucunement de l’exigence de ses parties chantées.

Kate Pinkerton intervient à la toute fin de l’Opéra. Épouse américaine du personnage principal, elle est l’incarnation de la souffrance de Cio Cio San, et de la trahison amoureuse. Marine Chagnon, qui fait ses débuts à l’Opéra de Bordeaux profite des rares phrases offertes par la partition pour briller. Chaude et puissante, sa voix frappe par la maturité de son timbre et promet un premier plan dans les années à venir.

Parmi la collection de rôles de caractère qui contribuent à peindre la fresque des rapports sociaux du Japon d’époque, l’entremetteur Goro est incarné par le ténor français Philippe Do. Sa présence virevoltante sur scène dynamise l’ensemble de la première partie, et sa voix très sûre dans les médiums lui permet de se distinguer dans quelques interventions saillantes.

Le très discret Prince Yamadori, incarnant un soupirant que Cio Cio San renvoie à ses chères études, est campé par le ténor Étienne de Bénazé. Le timbre est agréable, mais la projection souffre un peu de la puissance débridée d’un orchestre trop présent.
Le Bonze, sorte de prêtre qui répand la bonne morale et incarne le surmoi étouffant de la tradition japonaise dans l’opéra est confié à la basse Jean-Vincent Blot. Son entrée depuis le fond de scène, toujours délicate à négocier, n’a pas l’effet escompté sur le drame qui se joue au premier plan. La voix ne parvient pas avec la force et l’autorité que demande cette intervention, bien que tout à fait timbrée, avec une clarté et une souplesse précieuses.
Les deux personnages officiant au mariage de Cio Cio San et Pinkerton, le Commissaire impérial et l’Officier du Registre sont tous deux confiés à des voix de basse. Ugo Rabec fait entendre une voix légère et souple, tandis que Loïck Cassin impose sa puissance à la solennité de l’instant.

Au premier rang de la cérémonie du premier acte, la famille de Cio Cio San est réunie avec des rôles distribués entre les chanteurs du chœur de l’Opéra de Bordeaux. L’oncle Yakusidé a plus de jeu de scène que de phrases chantées mais Jean-Pascal Introvigne se montre tout à fait à l’aise. La voix est sûre et le timbre est clair. La discrète mère prend vie dans la voix légère et bien projetée de Christine Lamicq. Héloïse Derache et Amélie de Broissia complètent élégamment la procession familiale.
Paul Daniel, ancien Directeur musical de l'Orchestre national de Bordeaux Aquitaine, fait son retour dans la fosse du Grand-Théâtre, n’ayant rien perdu de son geste très généreux. Son implication physique dans la recherche de profondeur des pupitres de cordes semble par moments prendre le pas sur l’impératif de cohérence sonore avec les chanteurs sur le plateau (l'auditoire devant alors se concentrer sur le surtitrage).
Le Chœur de l'Opéra National de Bordeaux (préparé par Salvatore Caputo), qui n’avait pas eu l’occasion de briller dans un opéra de Puccini depuis La Bohème en 2014, fait entendre la palette de ses couleurs dans le prélude du dernier acte. Le moment d’union avec l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine fait briller les forces artistiques de l'institution, dont l’horizon est fixé vers la conquête de nouveaux publics. Avec cette production de Madame Butterfly, le cap est celui de l’émotion partagée, matérialisée par un frisson collectif presque palpable dans les cinq dernières minutes de l’opéra : près de mille personnes qui retiennent leur souffle ensemble, craignant le pire à venir. Une tension résolue par des applaudissements nourris envers l’ensemble des acteurs de cette soirée intense.
