Strauss à La Monnaie, Le Chevalier à la rose enneigée
Le Chevalier à la Rosebud
La scène est divisée en plusieurs espaces dans sa profondeur. Deux chambres similaires, imbriquées l’une dans l’autre derrière un long couloir uniquement habité de chaises, accueillent une réalité qui devient bientôt floue et symbolique, confondant les époques (avec la Maréchale enfant, ou affaiblie dans sa chaise roulante) : le temps est altéré au gré des souvenirs et des peurs.
Les décors de Paolo Fantin et les accessoires servent un résultat éloquent. L’univers est habité par les humains mais aussi par de nombreux corbeaux et un oiseau géant qui tourne un œil inquiétant vers le spectateur. L’ambiance rappelle le film Les Oiseaux d’Hitchcock, et les références cinématographiques ne s’arrêtent pas là, notamment avec cette boule à neige portée par le comédien Aleksandras Sezeman, présente tout au long de l’opéra, rappelant celle tenue dans le film d’Orson Welles par Citizen Kane mourant et appelant sa “rosebud” (bouton de rose qui est en fait le souvenir de sa jeunesse passée, symbolisée par une luge).
Toutes les références et tous les éléments scénographiques renforcent un regard mélancolique porté sur cette œuvre et vers le passé, face à l'oppression de l’inévitable, de la souffrance à venir : la Maréchale souhaiterait même pouvoir arrêter toutes ces horloges présentes sur scène, symbolisant le temps qui s’écoule.
La blancheur du décor frappe dès l’ouverture du rideau. Cette scénographie froide renforcée par les couleurs des costumes (signés Agostino Cavalca), pourtant relativement sobres, et la présence de neige qui tombera sur certains des personnages sont autant de métaphores supplémentaires du temps qui fuit (la Maréchale essaie même de rattraper des flocons dans un verre). “Cherche les neiges d’antan” chante-t-elle justement avec nostalgie après s’être lamentée auprès de son jeune amant Octavian.
La soprano Sally Matthews capture dans son chant lyrique toute la complexité du personnage de La Maréchale et de ses appréhensions universelles réunies : regretter, vieillir, perdre l’amour, disparaître. La voix se fait cependant d’abord hachée et perçante, mais pour illustrer le jeu taquin avec Octavian. Sa ligne se ralentit en quelques minutes et sombre sous le poids des tourments qui l’assaillent, tout comme son timbre se réchauffe, plus propre à la confidence. La mezzo-soprano Michèle Losier incarne le caractère androgyne et fougueux d’Octavian, contrastant de sa voix riche et vibrante, qui reste compréhensible malgré un jeu dynamique.
Mais même dans cet univers nostalgique, à dominante de blanc, la froideur est équilibrée par une volonté comique bien présente et incarnée par plusieurs personnages, à commencer par le Baron Ochs de Lerchenau. Matthew Rose, d’une basse bouffe caverneuse et assurée, l’interprète en aristocrate débraillé, vénal et vulgaire, dont le jeu burlesque n’enlève rien à la puissance et à l’expressivité de la voix. Le volume de celle-ci baisse cependant lors des propositions tendancieuses presque chuchotées à l’oreille des personnages féminins. L’articulation reste toujours suffisamment intelligible pour faire entendre au public un homme qui ne se refuse rien (plutôt que de simplement lui offrir à boire, on lui apporte directement une vache, autre élément du décor onirique de Paolo Fantin).
Jamais bien loin de lui, l'Intriguant Valzacchi et sa compagne Annina cherchent à s'attirer les faveurs du baron, se lançant dans un jeu de sournoiserie servile, le premier avec le ténor agile et lyrique d'Yves Saelens, la seconde au riche mezzo-soprano presque mielleux de Carole Wilson.
Apportant eux aussi une présence comique à travers des phrases courtes et rapides, les laquais de la Maréchale sont aussi fidèles que maladroits, à leur maîtresse et à la partition : le quatuor vocal réunissant Byoungjin Lee, René Laryea, Luis Aguilar et Carlos Martinez sait ainsi volontairement déborder rythmiquement sans perdre de justesse (tandis que les serveurs Hwanjoo Chung, Bernard Giovani, Andrzej Janulek mais aussi Carlos Martinez jouent de leur synchronicité).
La soprano Sabine Hogrefe, dans le rôle de Marianne Leitmetzerin (duègne de Sophie), arrache également des rires au public avec son personnage extravagant et lubrique dont l’excitation est transmise par des aigus perçants mais essoufflés. C’est aussi excitée par l’arrivée du baron qu'apparaît Sophie von Faninal (Ilse Eerens). La soprano s'illustre tout au long de la représentation par une voix légère et perçante, d’une touchante clarté.
Le baryton Dietrich Henschel (Herr von Faninal, père de Sophie) ouvre le deuxième acte avec une force et une articulation impeccables, qui traduisent la recherche d’autorité de l’homme récemment anobli.
Le reste de la distribution vocale est fourni, avec de nombreux chanteurs faisant de brèves mais justes apparitions, solistes ou en petits ensembles : le notaire (Alexander Vassiliev) avec sa voix basse saccadée et sèche, presque parlée, le ténor belcanto italianisant avec Juan Francisco Gatell, le gérant d’auberge Denzil Delaere, ténor à la voix hachée, les trois orphelines au jeu lent (Annelies Kerstens, Marta Beretta et Marie Virot, contrastées et dissonantes), Maxime Melnik en gouvernant affirmé d’une équipe complétée avec rigueur par une modiste et un maître-animalier (Lisa Willems, Alain-Pierre Wingelinckx faisant rentrer dans le rang leurs tessitures très distinctes).
Quant aux chœurs, ils apparaissent avec dynamisme vocal et scénique en une foule aussi brutale que le baron qu’ils suivent, et plus tard en tant que clients d’une auberge où celui-ci sera dupé. Le chœur d'enfants complète le tableau avec un figuralisme vocal suivant assez fidèlement et littéralement leur partition.
L’Orchestre Symphonique de la Monnaie suit la direction d’Alain Altinoglu dans l’énergie qu’il insuffle, au service de la puissance sentimentale irriguant cette partition et cette mise en scène (parfois même avec un peu trop de force, la fosse couvrant à plusieurs reprises les voix des chanteurs, comme hélas pour l'époustouflant trio final). La valse sait cependant offrir toute sa régularité, accompagnant d’une manière parfaitement paradoxale les moments d'agitations dramatiques qui règnent sur scène et mêlent les voix à en perdre la tête.
Maréchale, allons voir si la rose
Le bonhomme de neige qu’avait fait la Maréchale enfant finira bien entendu par fondre, la Maréchale du présent n’y pouvant rien, pas même en essayant d’attraper des flocons dans un verre, et c’est la Maréchale future qui donne la voie d’un lâcher-prise en forme de résignation, vidant le verre d’eau sur la scène pour rejoindre un lit conjugal devenu glacial. La Maréchale a compris qu’elle ne pouvait pas arrêter les horloges, mais la magie de l’opéra aura ce soir encore suspendu le temps durant quelques heures, jusqu’à un triomphe d'applaudissements offert par le public.