Aïda totalitaire par Robert Carsen en direct de Londres
Engagée courant 2018, cette production ne voit le jour que maintenant la pandémie éloignée, mais les images pensées à l'origine trouvent une autre férocité à l'heure des conflits internationaux déclarés entre temps. L'Egypte triomphante est ici une nation totalitaire plus ou moins fictive, empruntant aux régimes soviétiques, à la tête de laquelle un président en costume-cravate se distingue dans un flot de vestes militaires et de treillis. L'action est située dans un bunker aux murs entièrement gris, créant une atmosphère glaçante et oppressante de bout en bout, donnant l'impression que les protagonistes sont déjà emmurés vivants, comme privés de la lumière du jour. Cette sensation d'étouffement est accentuée par l'uniformité des costumes et la symétrie des décors. Tout est pensé comme une gigantesque parade militaire, chaque geste est millimétré, robotisé, comme un monde où l'humain et ses sentiments n'ont pas leur place, à l'image de cette histoire d'amour entre Aïda et Radamès, impossible car politique.
Cette austérité ouvre la voie à traiter presque de tendance politico-sectaire la dimension religieuse de l'œuvre, évoquant les dérives des mouvements pro-armes qui bénissent des armes automatiques. Toutefois, cette vision reste d'apparence et de surface, sans creuser une profonde signification en lien avec l’œuvre, et les invocations au dieu Ptah résonnent comme déconnectées du reste de la proposition. Les parties de ballet (signées Rebecca Howell) sont intelligemment amenées, notamment la marche triomphale, pensée comme une démonstration militaire chorégraphiée et présentée devant un parterre d'officiels de l'armée.
Toute la première partie est ainsi traitée comme une démonstration de force, à grand renfort d'armes, physiques ou en images projetées, comme une gigantesque propagande. Au troisième acte, le plateau se vide pour ne laisser au centre que la flamme éternelle d'une tombe, probablement d'un soldat inconnu, symbole des victimes de la guerre.
C'est là que se retrouvent Aïda et Radamès avant que le plateau ne se transforme en tribunal martial aussi froid que symétrique, dans lequel Amnéris supplie en vain, avant de voir les amants enterrés dans une réserve d'armes, au milieu de bombes tout aussi bien rangées que le reste, et questionnant sur ce que regrette finalement le couple chantant « Terra, addio ».
De cet univers sombre et intransigeant, mais assez peu éloigné de la réalité, la musique de Verdi surgit sous la baguette d'Antonio Pappano. Le directeur musical de l'institution, toujours très enthousiaste à exprimer la théâtralité de la musique (durant l’entracte de cette retransmission comme à son habitude, il détaille au piano telles ou telles phrases musicales pour expliquer le génie de la partition), propose une direction franche toujours portée vers l'action. Très précise et nuancée, sa prestation et celle de son orchestre londonien vivifient la proposition scénique en lui offrant une couleur et une forme de violence sur laquelle s'appuyer.
Les chœurs (préparés par William Spaulding) délivrent également une prestation remarquée, très homogène en force et qualité, le statisme de la proposition scénique leur offrant une visibilité parfaite sur l'orchestre, créant une excellente coordination entre les deux ensembles. Le plateau vocal soliste puise également son soutien dans la fosse plus que sur la scène.
La voix du messager, celle d'Andrés Presno, s'appuie sur le trémolo des violons pour annoncer d'une façon inquiète mais incarnée l'arrestation du roi Amonasro. Bien portée en écho lointain depuis les coulisses, la voix de Francesca Chiejina (la grande prêtresse) englobe les chœurs dans une intervention pleine et habitée.
In Sung Sim incarne un roi d'Egypte dictatorial aussi froid que le portrait encadré qui l'introduit au début du spectacle. Ses quelques interventions sont toutes assurées d'une voix large et bien vibrée. Dans la partie adverse, Amonasro, père d'Aïda, a pour traits ceux de Ludovic Tézier, d'abord assez méconnaissable en prisonnier éthiopien malmené, se distinguant seulement vocalement parmi son peuple. Agile, la voix se détache facilement grâce à une articulation parfaite dans les parties rapides mais se trouve tout aussi confortable et moelleuse dans les phrasés plus longs de sa scène de persuasion. Les aigus, portés avec aisance, se montrent autant subtils que puissants et le personnage s'en trouve enrichi, entre violence profonde et amour sincère pour sa fille.
Dans le rôle du grand prêtre Ramphis, Soloman Howard est particulièrement remarqué. Charismatique, le chanteur a non seulement la stature d'un chef (ici militaire), mais aussi la voix et la diction solennelle seyant parfaitement au rôle. Cuivré, le timbre se détache même dans le grand ensemble de la fin de l'acte II et la voix reste à la fois sonore, vibrée et impressionnante, dans tous les registres et tout le long du spectacle.
Du côté du grave féminin, la mezzo Agnieszka Rehlis campe une Amnéris féline et agressive, femme de pouvoir mûre et tenace en talons aiguilles. Ses interventions, toujours passionnées, sont parfois hâchées techniquement et s'appuient plus sur le haut de sa tessiture, car le grave se perd souvent dans les ensembles. La scène du jugement la voit impliquée scéniquement mais la ligne vocale se trouve un peu déstabilisée dans ce passage très exigeant.
Francesco Meli est un Radamès à la voix claironnante et aux aigus sonores, semblant cependant un peu dépassé par la charge qui lui incombe, dans l’œuvre et en particulier dans cette mise en scène. Il propose finalement une interprétation un peu paradoxale, à la fois timide dans le jeu mais très volontaire vocalement. À l’image de son "Celeste Aida", dont les débuts de phrases et les aigus sont pris à bras le corps, tandis que le pianissimo de fin est quasi confidentiel sur toute la note. L’émotion peine à surgir dans une prestation convaincante mais manquant souvent de nuance, à l’image de la proposition du metteur en scène, en demi-teinte de gris.
Dans le rôle-titre, Elena Stikhina parvient justement à offrir ces quelques moments sensibles et contemplatifs (propres à son personnage, seul à avoir une pensée plus introvertie, mais aussi à ce qu’elle en fait). Dramatiquement, elle donne à voir une femme torturée, comme éteinte par ce monde si froid dans lequel elle est enfermée du début à la fin. Vocalement, la ligne constamment homogène et souple n'est jamais forcée et d’une grande élégance. "Ritorna vincitor" chanté à l’avant-scène dans un grand dépouillement est tout en subtilité et en porté de voix, tandis que les éclats aigus de "O patria mia" sonnent comme des cris déchirants.
La soirée s'achève dans un dernier murmure de l'orchestre accompagné des mots "Pace, pace" d'Amnéris, qui résonnent comme une supplication au monde autant qu'un hommage à son amour condamné. L'ensemble de la distribution est justement saluée aux applaudissements par le public londonien. Le metteur en scène ne salue pas en cette retransmission qui n'est pas la première représentation, mais les avis du public dans le cinéma parisien semblent mitigés.
Pour sa prochaine retransmission en direct le 20 octobre prochain, le Royal Opera House reprendra une ligne plus classique avec La Bohème et le ténor star Juan Diego Flórez dans la mise en scène de Richard Jones (compte-rendu à suivre sur Ôlyrix où vous pouvez retrouver le programme des retransmissions d'opéra au cinéma).