L’Annonce faite à Marie et à Philippe Leroux pour son premier opéra, créé à Nantes
Après quelques instants de silence dans l’obscurité totale, la voix enregistrée de Paul Claudel s’élève. Le plateau s’éclaire à peine pour laisser entrevoir les six protagonistes vêtus de noir tels des pénitents, disposés autour d’un bureau, certainement celui de l’écrivain. Le drame peut ainsi commencer sous le regard protecteur de son créateur.
Pour avoir donné un baiser, Violaine a contracté la lèpre. Elle est abandonnée de tous. Devenue aveugle, elle accomplit un miracle en ressuscitant l’enfant de sa sœur. Mais cette dernière la tue. La lépreuse, en mourant, obtient le pardon pour la meurtrière. Comme autrefois Marie, lors de l’Annonciation, Violaine a contribué par son renoncement au salut éternel.
Pour l’écriture du livret de son opéra, Philippe Leroux a choisi la spécialiste Raphaèle Fleury (qui avait déjà travaillé à la mise en livret du Soulier de Satin). Comme pour répondre au souhait de l’écrivain, celui d'écrire « un opéra de paroles », il s’est laissé porter par le vers et la poésie du texte, ne suivant pas toujours la rationalité du discours pour se concentrer davantage sur le rythme et les couleurs des mots. Pour cela, le compositeur multiplie les techniques vocales différentes : parlé, chanté, récité, notamment. La voix est traitée dans tous ses états : bel canto vibrant, voix médiévale plus droite et résonante, complexité du contemporain avec un travail rude pour les chanteurs (saturation, nasalisation, vocal fry -littéralement "friture vocale" ou voix craquée-, résultat naturel d’un abaissement de la tessiture), et même chevrotement glottique, le tout associé à des traitements électroniques pour une extension de la palette timbrale du chanteur. Il leur demande aussi de casser les codes en ajoutant un grain d’impureté, de chanter en soufflant en même temps. Mais quelle que soit la technique utilisée dans cette riche palette, elle reste toujours en lien avec le texte ainsi qu'avec l’identité du personnage : par exemple, le vocal fry est associé dès sa première intervention à Mara, ce qui permet à l’auditeur de comprendre la méchanceté, la brutalité du personnage, en opposition à la pureté des sons émis par sa sœur Violaine.
Philippe Leroux emploie aussi le parlé-chanté : soit dans un récit au débit rapide, soit des phrases déclamées se terminant sur un glissando (sorte de signature vocale du compositeur) ou juste quelques mots choisis pour retrouver le sens rationnel. Ainsi, toujours pour qualifier Mara, la mère déclame « petite-vilaine-méchante-l’aînée-jalousie ». La diversité de son écriture vocale se révèle également lors de la scène de la Résurrection, un soir de Noël. L’intense psalmodie associée à des stigmates de chant grégorien entraîne des phénomènes acoustiques d’une richesse harmonique étonnante, engendrant une tension extrême jusqu’à provoquer un effet de transe (presque collectif).
A tous ces moyens se mêle la voix de Paul Claudel, voix mélodique et rocailleuse reconstituée par un processus à l’IRCAM (synthétiseur neuronal avec deep learning) à partir d'enregistrements d’interviews des années 1940 et 50. Un équilibre se forme ainsi entre langage concret et abstraction. En résulte une grande clarté de compréhension et des affects voulus et ressentis, portés par les voix, les instruments et la partie électro-acoustique qui stimulent les sensations, même inconscientes.
Cette cohérence se retrouve aussi dans la mise en scène de Célie Pauthe et la scénographie de Guillaume Delaveau. La mise en scène est sobre mais efficace pour suggérer « un Moyen-Age de Convention ». Le décor ressemble à une muraille constituée de pierres grises, des lumières (conçues par Sébastien Michaud) s’infiltrent comme provenant d’une fenêtre en ogive, les protagonistes sont habillés de costumes médiévaux (réalisés par Anaïs Romand) aux couleurs rappelant ceux des vitraux. La metteure en scène n’oublie pas l’univers de Pierre de Craon, bâtisseur de cathédrale, celui par qui ce drame arrive. L’ajout de quelques branches d’arbre, en fagots rappelle la ruralité et le monde paysan.
Comme Philippe Leroux convoque Claudel par la reconstitution de sa voix, Célie Pauthe assistée de François Weber pour les images, projette des paysages du Tardenois, réminiscences de l’enfance de Claudel, filtrées par la mémoire (d’où l’utilisation unique du noir et blanc). Célie Pauthe évoque aussi les saisons (cycle de la vie), notamment l’hiver à la manière d’un tableau proche d’une toile de Bruegel l’ancien. C’est une France authentique et rurale, profonde et mystique qui est ainsi suggérée avec poésie.
La profondeur psychologique des personnages (loin d’être des archétypes) nécessitant un traitement vocal toujours en adéquation avec leurs ressentis demande des interprètes aguerris à des styles différents qu’ils fusionnent au service du texte.
La soprano Raphaële Kennedy incarne Violaine Vercors, la simple jeune fille paysanne, prête à se marier avec Jacques, avant de revoir celui qui un temps la désira, Pierre de Craon. Sa voix au timbre clair, sans vibrato, la fluidité dans la ligne mélodique semée d’embûches, et l’ancrage permettent une parfaite compréhension quel que soit le débit du texte. La voix devient de plus en plus blanche, détimbrée notamment dans les aigus (tout en préservant la justesse) au fur et à mesure de son évolution vers le surnaturel, amenée à révéler sa sainteté, sa foi.
Dans le drame, tous sont responsables de la destinée de Violaine, à commencer par Pierre de Craon qui arrache Violaine à sa destinée terrestre en recevant le long baiser de charité (ici plutôt vu de façon sensuelle) et en lui transmettant de fait le mal fatal. La voix solide et bien ancrée au timbre chaleureux du ténor Vincent Bouchot, habitué aux intonations du chant médiéval, incarne ce constructeur de cathédrale, architecte, homme de l’ordre et de la raison, déterminant ici-bas la marque symbolique de Dieu. C’est, en quelque sorte l’époux mystique de Violaine. Guéri, c’est lui qui la portera mourante dans ses bras.
Violaine est aimée de Jacques Hury, qui pourtant n’hésitera pas à la repousser pour épouser la sœur. Ce rôle revient à Charles Rice dont la voix de baryton puissante, bien timbrée, au vibrato affirmé et bien projetée convient bien pour incarner cet amoureux éperdu, rappelant certains héros « romantiques ». Il utilise la voix de tête quand il se moque de Mara, pourtant sa future épouse, preuve du mariage équivoque. Toujours amoureux de Violaine, il y a cependant une dissociation vocale entre eux deux : son intervention finale reste chargée d’une émotion sincère et touchante traitée d’une façon bel cantiste et terrienne, alors que le chant de Violaine s’éthère de plus en plus par l’emploi de glissandi et de suraigus émis dans une nuance douce.
Par ses machinations, sa délation (elle a vu Violaine embrasser Pierre), sa jalousie, Mara, la sœur, est l’essence même du calvaire de Violaine. Intuitive, jalouse, elle a la volonté de posséder êtres et biens et est amoureuse de Jacques. Elle ressent tout de même de la culpabilité après avoir tué sa sœur et avance enfin sur son chemin personnel. Ce rôle complexe revient à Sophia Burgos, chanteuse expérimentée en musique contemporaine. La voix modulante en timbre et caractère est sonore dans les aigus, elle déploie avec aisance la richesse de son ambitus jusqu’à s’enfoncer dans des graves menaçants. C’est elle qui utilise le plus d’effets vocaux différents pour différencier les facettes de son personnage. En opposition au timbre pur de sa sœur, ses premières interventions utilisent le vocal fry. Elle est habitée dans la scène de la résurrection de son enfant lorsqu’elle récite l’Evangile dans une sorte de litanie allant progressivement vers l’aigu jusqu’à saturation.
Anne Vercors, le Père n’est pas non plus en reste dans le malheur de sa fille. La voix vibrante, homogène et bien projetée du baryton Marc Scoffoni, aux accents expressifs et au sens dramatique marqué lui permettent d’incarner un personnage radical « loin d’être heureux », qui fait le choix de partir pour Jérusalem, abandonnant subitement sa famille (dont sa fille préférée Violaine). Lui aussi sait tout aussi bien utiliser à bon escient sa voix de tête lorsqu’avec douceur, il parle à sa fille mourante ou déployer des graves soutenus lorsqu’il lui demande pardon.
Enfin, la mère Elisabeth Vercors est interprétée par la mezzo-soprano Els Janssens Vanmunster. Sa voix bien timbrée et nuancée dans tous les registres convient à ce personnage de paysanne plutôt de bon sens mais qui ne connaîtra pas la destinée de ses filles puisqu’elle va mourir. La voix tout aussi ancrée que celles des autres chanteurs permet une compréhension parfaite, notamment lors de son altercation violente avec Mara, qu’elle qualifie de cru-elle, en tranchant le mot.
Les chanteurs (à l’exception de Violaine) assurent également les parties chorales avec un souci de l’écoute entre eux produisant de beaux effets acoustiques pour des chants incantatoires influencés par le chant grégorien qu’affectionne particulièrement le compositeur.
La partie instrumentale associée à l’électronique (diffusée par Clément Cerles) dessine subtilement l’enveloppe sonore et relaie par intermittence les voix. Une vraie atmosphère se crée par le traitement original de certains instruments comme la guitare électrique, surprenante, tendue par l’action. L’écoute entre musiciens est exigeante, l’intensité toujours chevillée au geste de Guillaume Bourgogne : l'exécution relève de la performance pour les huit instrumentistes de l’ensemble Cairn.
Tout au long de cet opéra, le spectateur vit une expérience sensorielle et ressent des émotions puissantes. Le compositeur et ses acolytes, par la clarté de leur propos, donnent par la musique-même les clés d’écoute et de compréhension à un auditoire attentif et réceptif, manifestant alors leur bonheur d’être là en ovationnant longuement l’ensemble de la production.