Fin de partie débute à Paris
Captation retransmise ce 1er juin 2022 à 20h via France Musique :
Depuis des siècles et jusqu'à nos jours, nombre de compositeurs ont porté et continuent de porter en eux le projet d'Un Opéra, tel un "magnum opus" : Pelléas et Mélisande pour Debussy, Ariane et Barbe-Bleue pour Dukas, Dialogues des Carmélites de Poulenc (autant de compositeurs qui ont d'ailleurs modelé György Kurtág dans son travail du chant lyrique en français, tandis que Le Château de Barbe-Bleue, unique opéra de Bartók, lui a offert ses rythmes obstinés). Parmi les compositeurs nés au XXe siècle, Ligeti a son Grand Macabre, Messiaen a finalement achevé son Saint-François d'Assise (créé en 1983 sur cette même scène du Palais Garnier), mais Boulez n'a finalement jamais composé En attendant Godot (l'autre grand classique de Beckett, avec Fin de partie) : trois compositeurs incontournables dans l'apprentissage et la carrière de Kurtág qui sera donc arrivé à la fin de sa partition (avant la fin de son catalogue et de la vie, dont traite bien entendu constamment le drame de Beckett).
Kurtág démontre (comme il en est hélas encore bien besoin) qu'un opéra peut être moderne et lyrique : affirmer son langage de son temps sans brusquer l'histoire, l'auditeur ou le chant : au contraire. Comme dans la grande tradition du bel canto, l'orchestre double ici les voix : les phrases chantées peuvent s'appuyer sur les mêmes rythmes et hauteurs ou couleurs d'accords synchronisés avec la fosse, d'autant que ces phrasés suivent et épousent absolument les caractères des personnages et la prosodie du texte (les accents de la langue française dans laquelle Beckett a d'abord écrit cette pièce et dont Kurtág a conservé environ la moitié).
Les quatre chanteurs s'appuient tous sur ces qualités ainsi que sur celles de leur travail de l'articulation, chacun dans un style vocal complémentaire correspondant au personnage. Cette clarté contrastée correspond aussi à la mise en scène de Pierre Audi, avec les décors et costumes de Christof Hetzer : une maison grisâtre et deux poubelles, des habits élimés et salis suffisent à représenter visuellement ce drame avec l'épure efficiente du théâtre de Beckett, permettant justement de mettre les lumières (d'Urs Schönebaum) sur le jeu d'acteur et le chant.
Frode Olsen incarnant l'aveugle Hamm sur son fauteuil roulant, reste immobile mais fait glisser sa voix avec aisance sur de grands et amples bâillements mélodieux. Comme les deux autres protagonistes masculins, il dispose d'un grand épisode soliste (dans cette pièce alternant avec une grande musicalité les dialogues et les monologues). Cela lui donne l'occasion de déployer son chant au service de ses talents de conteur, avec des graves profonds et un timbre cendré. Seules sa projection et sa matière vocale un peu limitées dans les nuances moyennes expliquent (à peine) qu'il ait été annoncé "souffrant" avant le début du spectacle : la voix reste toujours bien assise (comme le personnage).
Leigh Melrose incarne toute la dignité blessée jusqu'à la violence de son serviteur, Clov (rappelant beaucoup Wozzeck). Il met toute l'intensité de ses accents musicaux et de ses déplacements scéniques (il est le seul à se mouvoir, mais en boitant fort) au service d'une voix très intense, pointue et projetée, sachant donner du métal à son timbre pour en renforcer encore le caractère.
Les parents de Hamm, dans leurs deux poubelles côte-à-côte sont tout aussi complémentaires. Le père, Nagg, a la voix très lyrique de Leonardo Cortellazzi qui offre sans hésiter son ténor bel cantiste. Le vieil homme qu'il incarne sort juste mais pleinement la tête de sa poubelle, et pourtant la voix résonne dans toute la salle comme si elle était dans le canon acoustique de ce fût rouillé (sans les résonances métalliques mais avec un timbre pincé quoique lumineux). Comme pour ses collègues, son chant est à l'image de son personnage : lunaire dans les montées aisées en voix mixte, et à la fois très ancré, terre-à-terre.
Sa femme Nell incarnée par Hilary Summers sort la tête de sa poubelle au son d'une musique de charmeur de serpents (plusieurs occasions sont ainsi données au public de sourire et même de rire dans cet opéra qui reprend donc aussi l'humour si particulier et indispensable de Beckett). La contralto déploie sa voix grave, douce et longue, très tendre, vibrée et articulée.
L'Orchestre de l'Opéra National de Paris offre la grande précision de sa justesse, de ses rythmes et de ses timbres à cette partition qui fait de la moindre note (et même de l'usage très intense des silences perlés) autant de points toujours au service de la trame sonore, composant des motifs mélodiques complémentaires et résonant les uns avec les autres (toujours dans un langage moderne mais qui ne boude pas des gammes aux échos de chansons, là encore dans la grande tradition de l'Opéra).
Le chef Markus Stenz dirige avec l'ampleur de ses gestes et la précision de son index droit levé ou collé au pouce. Il assure la coordination totale entre la fosse et le plateau, soulignant combien la musique illustre jusqu'aux rires et pleurs, ainsi que les mouvements des personnages (confirmant le lien entre Beckett, Kurtág et Audi).
"Fini, c'est fini, ça va finir, ça va peut-être finir."
Ces mots qui ouvrent cette pièce, et que de nombreux spectateurs assistant à des créations contemporaines se sont prononcés intérieurement en espérant que leur ennui cesserait bientôt avec le spectacle, ces mots seraient ici plutôt teintés de crainte pour beaucoup : celle que la musique s'achève... mais il faut bien qu'advienne la Fin de partie et la Fin de partition.
Les sept artistes venant saluer sont très applaudis, sept et même huit : les quatre solistes lyriques, le metteur en scène, le décorateur-costumier, ainsi que le chef d'orchestre qui présente au public la partition et fait ainsi applaudir chaleureusement Kurtág.