La Vallée de l'étonnement, anamnèse à Sartrouville
Le protagoniste de cet opéra, Sammy Koskas, retient tout mais n'oublie rien. Le parcours initiatique qui l'attend est donc de retrouver "La Vallée de l'étonnement" (car pour s'étonner il faut avoir oublié). Ce parcours est aussi celui de ce spectacle-même, qui s'inspire d'œuvres ayant une puissante aura et un symbolisme fort, souvent qualifiées d'inoubliables par leurs lecteurs et spectateurs, et qu'il s'agit aussi d'oublier le temps du spectacle pour s'étonner à nouveau.
Cet opéra, La Vallée de l’étonnement, est en effet librement inspiré de The Valley of Astonishment (pièce de théâtre créée par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne en 2014), qui s'inspirait déjà de La Conférence des Oiseaux (du poète soufi persan médiéval Farid al-Din Attar). La quête des oiseaux à travers sept vallées pour retrouver leur souverain dans le conte persan devient chez Peter Brook celle des "monts et vallées du cerveau humain" et se focalise ici -dans l'opéra- sur la recherche de l'oubli.
Ce troisième stade d'inspiration devient un double éloignement rendant complexe de tisser des liens entre cet opéra et le texte d'origine, d'autant que les deux démarches d'adaptations successives sont très différentes : Brook illustre la parabole avec trois personnages, que cet opéra vient fusionner. Sauf que la fusion mène aussi à la confusion, le personnage unique de cet opéra mélangeant des attributs de trois personnages différents : synesthésie, hypermnésie (ou anamnèse) et mnémotechnique. Certes, des liens peuvent se développer entre ces trois champs (associer des sens peut raviver des souvenirs) mais le protagoniste insiste ici -sans le montrer- sur le fait que sa grande mémoire (hypermnésie) lui vient de sa synesthésie (le fait d'associer les sens : les sons ont une couleur, une odeur, une texture et réciproquement pour toutes ces perceptions) et absolument pas du recours à des astuces mnémotechniques. Pourtant, sans montrer le lien entre ses sens et sa mémoire, il explique à l'inverse dans le même temps qu'il associe les chiffres et les syllabes à des objets et symboles, ce qui est justement une technique de mémorisation, et même celle utilisée depuis l'Antiquité (avec les fameuses "chambres de mémoires" et dans la procédure de la memoria rhétorique). La confusion des sens n'est donc pas ici employée au service de la mémoire (Sammy entend la voix de son patron d'une couleur orange et avec une odeur de hareng mais ce n'est pas cela qui lui sert à retenir chaque mot de ce qu'il dit) et ce sont les personnages, les concepts et les spectateurs qui risquent donc la confusion.
De fait, ce pauvre héros renvoyé par son patron va voir deux docteurs, mais cela ne mène à rien : d'abord littéralement dans ce spectacle car la première partie s'achève subitement sur une expérience d'observation pour passer sans transition à la nouvelle carrière de Sammy (plus bête de foire mémorisant des nombres que "mentaliste" tel qu'annoncé, ce qui impliquerait la construction d'une démarche de manipulation/prestidigitation). Toutefois, les médecins reviendront, justement pour admettre la limite de leur science et pour se reprocher de n'avoir pas pu aider ce patient (prouvant ainsi que leur enthousiasme devant ce "phénomène" comme ils le chantent dans une folle fugue fougueuse, les rend plus enthousiastes que savants fous).
La séparation entre synesthésie et techniques de mémorisation par chaînes de sens est aussi à l'image de celle entre le plateau et la musique. La scène joue sur des changements de couleurs et des galaxies de lettres flottent en vidéo, tandis que la musique déploie une technique de composition consistant à disséquer des matériaux connus pour mieux les recomposer (exactement selon la même dynamique que la méthode mnémotechnique ici en question). L'instrumentarium séparé en deux trios de chaque côté de la scène distingue et combine les timbres pour re-composer des berceuses et fanfares de cabaret qui surgissent ainsi en fragments et en éclats recomposés avec maîtrise (dans un usage tout aussi raisonné de l'électro-acoustique, notamment des techniques granulaires décomposant les sons).
Comme les instruments, les voix sont amplifiées par microphones, d'une manière assez discrète pour offrir une proximité avec le public, pour permettre aussi aux interprètes de jouer sur des détails d'articulation et de ne pas fatiguer, mais les consonnes paraissent alors trop accentuées et le dispositif prive l'auditoire des timbres et résonances naturelles que ces chanteurs paraissent capables de projeter.
Exactement comme pour l'œuvre en elle-même et ce spectacle, l'interprète du rôle central valorise la mémoire mais pas la synesthésie : la soprano Agathe Peyrat enchaîne les textes comme autant de séquences mnémotechniques (impeccablement apprises) et en conservant la candeur du personnage, mais le chant perd en couleurs et textures. Cela est notamment dû à la très grande difficulté de son rôle omniprésent avec une partition qui lui demande de passer dans une même phrase (longue comme son infaillible mémoire) du parlé au chanté et à travers tous les registres de sa voix. Quelques pertes de justesses et déperditions de matière, ou quelques accents lancés avec rudesse laissent cependant place dans les tenues aiguës à un son lyrique vibré.
Les deux docteurs sont aussi appairés vocalement que dépareillés -chacun et entre eux- dans leurs vêtements aux improbables couleurs sous leurs blouses blanches (costumes d'Olga Karpinsky). Leurs voix sont à l'unisson ou se répondent l'une à l'autre (finissant leurs phrases comme deux jumeaux) ou s'entremêlent comme des siamois. Le compositeur leur demande non seulement d'être très en place rythmiquement mais aussi sur la justesse car leurs interventions mélodiques sont ensuite reprises par les instruments. Les voix et les timbres se marient ainsi, grâce au travail commun des deux hommes de science qui s'imitent mutuellement, chacun déplaçant son timbre vers celui de l'autre en vue du son commun. Mais les différences vocales subsistent : le baryton de Paul-Alexandre Dubois a des accentuations plus chaudes et graves que Vincent Bouchot qui est en effet présenté comme "ténor-baryton" en ce qu'il s'épanouit vers un aigu fin de cantor grégorien.
À l'inverse, malgré son nom, Philippe Cantor (baryton-basse) campe les rôles de patron (du journal et du cabaret mentaliste) d'une manière très droite, traduisant la rudesse morale des personnages mais tendant le jeu et le chant. Méticuleux dans sa rectitude rythmique (au point de discrètement battre la mesure pour bien rester en place) mais sombre et bourru à souhait, il se penche en avant d'un air sentencieux, grave de caractère et de voix avec beaucoup d'air. Il est aussi précieux par contraste pour vanter les talents de son phénomène dans un cabaret étincelant.
Le chef et directeur de l'Ensemble TM+, Laurent Cuniot offre aux interprètes la direction musicale limpide et idoine pour une (telle) création musicale. Sa battue ample et souple dans les passages lyriques reste aussi claire dans les sections rapides, même si le geste devient tendu.
La Vallée de l’étonnement finit par se présenter de manière littérale : la plateforme scénique centrale s'élève par l'arrière en s'inclinant pour former une vallée intégrant le public (vallée formée par les deux collines, de la scène et de la salle).
Si le public ne gardera pas forcément un souvenir inoubliable de ce spectacle (pas autant que son héros hypermnésique en tout cas), la salle applaudit très chaleureusement les artistes et la production qui aura d'autres occasions de marquer d'autres mémoires : à Nanterre et à Massy.