Rigoletto fait son one-man-show à Montpellier
Il ne faut pas se fier aux apparences. Telle pourrait être l'une des morales de cette production de Rigoletto par Marie-Eve Signeyrole à l’Opéra de Montpellier. Si une partie du public se lève et quitte la salle après seulement quelques minutes de spectacle, ce n’est pas parce que celui-ci manque d’intérêt (il s'agit en fait du chœur). Certes, le parti-pris est audacieux : Rigoletto est ici un humoriste (l’amuseur des temps modernes) qui, pour les besoins de son spectacle, fait vivre par ses interprétations une galerie de personnages, inspirés de sa propre vie. Mais ce « fou du roi » devient fou tout court, et commet l’irréparable dans un accès de schizophrénie : se prenant pour l’un de ses personnages, Sparafucile, il assassine sa fille coupable de s’être livrée au Duc (qui est ici son agent) comme il a jadis assassiné sa femme qui avait commis le même crime (de fait, le livret reste mystérieux sur le devenir de la mère de Gilda, Rigoletto refusant de l’évoquer, laissant toute interprétation ouverte). Le public assiste ainsi au spectacle (le chœur, assis aux premiers rangs, représentant des spectateurs VIP venus applaudir leur comique préféré) au cours duquel la réalité rattrape l’artiste, obligé comme Paillasse de monter sur scène malgré ses déboires personnels.

Cette mise en scène, qui répond aussi à un cahier des charges contraignant (Rigoletto, seul en scène, respecte les distanciations nécessaires en temps de Covid), livre une lecture originale de l’œuvre, en évitant les deux écueils fréquents d’une telle réinvention dramaturgique. D’abord, le concept est tenu de manière cohérente de bout en bout, sans céder à la facilité et sans s’essouffler. Elle parvient également à sauvegarder, voire magnifier, les émotions véhiculées par la musique. Bien que Gilda soit tuée dès l’ouverture et reste donc quasi-invisible durant le spectacle (elle est cachée derrière des paravents), ses duos avec Rigoletto (alors qu'elle n’est donc qu’une voix dans sa tête) n’en sont pas moins vecteurs d'émotions, l’amour paternel, exacerbé par le remord, n’en étant que plus touchant. Le scénographe Fabien Teigné joue sur des effets de reflets ou de transparence (tulles ou miroirs sans tain qui dévoilent ou cachent ce qui se trouve derrière) pour brouiller les pistes entre la réalité et l’imaginaire malade de Rigoletto. De nombreuses références à des rhinocéros (références à la pièce de théâtre absurde du même nom, d'Ionesco, mais aussi à la corne, symbole d’adultère) viennent nourrir cet imaginaire. Les duplications de personnages, faisant l’effet d’un film mis en abyme (les mêmes gestes sont reproduits par des danseurs avec un léger décalage) produisent de beaux tableaux, comme dans les scènes de l’enlèvement à l’acte I ou de l’orage à l’acte III.

Le rôle de Rigoletto est long et difficile. Gezim Myshketa doit malgré tout faire face à une contrainte supplémentaire : quasiment toujours en scène et sous le feu des caméras (dont les vidéos sont projetées en direct en fond de scène), il interprète en playback les parties de ses partenaires (lorsque ceux-ci, invisibles au public, sont le fruit de son imagination). Le chanteur, qui tient la durée malgré tout, prête une voix épaisse et râpeuse à son personnage écorché, tandis que son vibrato léger au rythme calme lui assure une certaine prestance.

Julia Muzychenko en Gilda illustre bien mal l’expression « loin des yeux, loin du cœur » : presque jamais visible, la soprano russe, récente lauréate du Concours international de Clermont-Ferrand, parvient à toucher le public de sa voix bien projetée, au timbre dense, fruité et satiné. Elle module sa voix avec musicalité et sensibilité, utilisant à cette fin son vibrato rond et intense vers des suraigus flûtés et agiles. Ramè Lahaj est scéniquement à l’aise dans le rôle du "Duc" (surnom de l’agent de Rigoletto). Il séduit Gilda d’une voix très couverte au timbre doux et enjôleur. Sa projection, trouvant sa source en fond de gorge, est toutefois étouffée et se perd dans la grande salle Berlioz.

Luiz-Ottavio Faria dispose d’une voix profonde, mate et charbonneuse qui sied au rôle de Sparafucile. La note finale de sa première intervention, abyssale et bien tenue, lui vaut l’enthousiasme du public. Rihab Chaieb campe une Maddalena séductrice, dans son imperméable rouge. Sa voix chaude au timbre ferme ne manque aucunement d'esthétisme mais de volume pour remplir le large espace d’une salle à l’acoustique peu flatteuse.

Tomasz Kumięga prête au terrible Comte de Monterone sa voix tonnante et ombrageuse. L’interprète, dont la voix reste homogène quel que soit le registre, se montre touchant en père déshonoré mais digne. Jaka Mihelač interprète Marullo d’une voix feutrée au timbre boisé. Loïc Félix projette avec aisance une voix au timbre chaud dans le rôle de Matteo Borsa. Jean-Philippe Elleouet-Molina est un Comte de Ceprano à la voix généreuse et au timbre patiné. Julie Pasturaud est une Giovanna au médium éclatant et à la projection sûre. Anthea Pichanick est une Comtesse Ceprano de luxe, sa voix large et charnue au timbre velouté expliquant l’attrait qu’elle exerce sur le Duc. Enfin, Inès Berlet campe un Page à la voix fine et acidulée.

À la tête de l’Orchestre national Montpellier Occitanie, Roderick Cox fait un gros travail de nuances, polissant des flux et reflux sonores pour mettre au mieux les voix en valeur, tout en maintenant les élans, couleurs et dynamiques de la partition de Verdi. Il tire de la phalange occitane des teintes sombres et grinçantes ou une grande tendresse à chaque intervention de Gilda. La configuration de l’espace scénique (une partie de l’action se déroulant sur un proscenium situé dans son dos) complique sa tâche et génère parfois d’importants décalages. Le Chœur de l’Opéra est quant à lui bien en place et nuancé, tout en participant pleinement à l’action scénique.
Artiste déchu après la découverte du corps de Gilda dans sa loge, Rigoletto est vite remplacé par son agent, le "Duc", qui lance à sa place un nouvel humoriste à succès. Ainsi va le showbiz qui a horreur du vide. Comme dans le livret original, ce Duc, pourtant responsable de tous les malheurs de son bouffon comme de ceux de Ceprano ou de Monterone, échappe à la malédiction de ce dernier et poursuit sa vie de luxure sans scrupule. Si l’équipe musicale est très applaudie, l’équipe créative subit les huées d’une partie du public, prix à payer d’une proposition si clivante.