"Adieu au Romantisme" par le London Symphony Orchestra au Festival d’Aix-en-Provence
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La phalange n’est pourtant pas au mieux de sa forme économique et d'intendance pour raison de Covid-19 et de Brexit. Les orchestres étant fort peu subventionnés en Grande-Bretagne et les contraintes aussi incohérentes que draconiennes pour les professionnels se rendant à l’étranger, la tournée aixoise met les musiciens sous pression, au point que Sir Simon Rattle a déclaré qu'il quittera le LSO en 2023 pour se rendre à Munich (diriger l'Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise) et demander la nationalité allemande.
Voilà les conditions dans lesquels le public, affluant en masse pour goûter aux charmes des nuits d’été provençales, retrouve les fauteuils du Grand Théâtre de Provence (GTP), dont le plateau pourtant immense semble presque insuffisant pour contenir l’effectif au complet qui s’apprête à donner le « cosmique » Chant de la Terre (Das Lied von der Erde) de Gustav Mahler, après avoir exécuté le plus modeste mais non moins passionnant Bourgeois gentilhomme, en version suite orchestrale, de Richard Strauss.
Le Bourgeois gentilhomme n’est pas souvent donné en Provence. Après avoir été une musique de scène, Strauss l’a retravaillée et cette pièce néoclassique est fascinante, pour qui ne connaîtrait que l’expressionnisme hyper-modulant de l’Autrichien. La virtuosité extraordinaire de cette pièce est pleinement portée par le LSO qui, sous la baguette de Sir Simon Rattle déploie dans la clarté des citations et allusions (« Le menuet de Lully » est une sorte de méta-variation de la musique du maître baroque), la tonalité ferme, les carrures ciselées, ainsi que l'effervescence et le ludisme farceur avec l’art de faire ressortir les couleurs singulières, les effets sonores, le fondu des dynamiques -un exhausteur de goûts et de sons. La direction analytique se double d’une énergie à l’anglaise et d’un art de la construction très remarqué. Les solistes instrumentaux sont concertistes : le premier violon dans « Entrée et danse des tailleurs », le violoncelle dans « Représentation de Cléonte », les cors, la flûte piccolo, le trompettiste (seul), assumant des aigus et des traits incroyables, avec un coup de cœur du public pour le hautbois, dont la sonorité fruitée au galbe harmonieux, pur et sensuel rappelle la magie inoubliable du Berliner des années 1980.
L’acoustique du GTP, assez matte, joue aussi pour cette pièce, mais elle n'est en revanche pas idéale pour obtenir une pâte homogène, une plastique propice à la transe, telle qu'attendues dans Le Chant de la Terre (1907). Le LSO n'en demeure pas moins multicolore et sûr de sa force, représentant un nature personnifiée, en dialogue ou en prolongement des désirs humains : le panthéisme foisonnant des murmures, motifs, airs, ambiances et bruits naissants, évanescents, rendus par l'orchestre. Plus qu’un cycle de six Lieder, Le Chant de la Terre est une symphonie avec chanteurs aux teintes orientales.
Les immenses plages vocales sont interprétées par Magdalena Kožená (à la ville, épouse du chef d’orchestre), mezzo-soprano tchèque au timbre et au registre assez proche d’une soprano dramatique, à la voix très homogène, souvent employée dans le répertoire baroque, sans la profondeur exceptionnelle des contraltos qui s’illustrent souvent dans Le Chant de la Terre.
Le ténor Andrew Staples, à la technique sans faille, à la puissance suffisante pour lutter avec les quadruple forte mahlériens, notamment dans l’héroïque et pathétique « Chanson à boire de la douleur de la Terre », sait également exprimer toutes les nuances du texte.
La belle diction des deux interprètes sert les longs poèmes. Les deux voix paraissent au faîte de leur art, et sont chaudement saluées comme telles, habituées à d'autres répertoire mais tenant le « choc » mahlérien, et se hissant au niveau de l'interprétation, de l'œuvre et des lieux.
Les chanteurs apportent également l’ivresse et la magie. L’auditeur est plongé dans cette « terre » frissonnante, pulsée de sons ultra-graves magnifiquement ronds et profonds (s'appuyant et résonnant sur tous les pupitres graves : aux trombone, contrebasson, clarinette basse, tuba basse, contrebasses).
Dans une salle comble, le public lance des « hourra ! » et le chef d’orchestre paraît lui-même heureux. Dans les profondeurs d’une période sanitairement et écologiquement déprimante, un tel Chant de la Terre, pourtant composé aux heures les plus sombres de la vie de Mahler, apaise les cœurs et redonne de l’espoir. Même à l’heure des « adieux », nul ne peut se passer des chants du monde et de la musique vivante.