Norma à Madrid : mise en scène éclectique pour voix remarquées
Cette nouvelle production de Norma (Bellini) alterne au Teatro Real de Madrid (devant du public) avec le Siegfried de Wagner. Vue l’admiration que l’Allemand professait pour la musique de Bellini, la coïncidence se révèle assez heureuse et donne l’opportunité au public madrilène de profiter dans la même semaine d’un des chefs d’œuvre du belcanto et d’une Gesamtkunstwerk (œuvre d'art totale) de la Tétralogie. S'il est déjà fort courageux de mettre en œuvre une nouvelle production d’opéra en temps de pandémie, le défi devient d'autant plus significatif quand cette œuvre partage la scène avec un opus dont les dimensions (avec l’orchestre wagnérien) et toujours dans le respect des consignes sanitaires, a obligé d'enlever une notable partie des places du parterre. Ces difficultés et ces enjeux de projection sont amplement surmontés par la Norma et les capacités vocales des solistes.
L’éclectisme et l’apparent manque de continuité dans la mise en scène de Justin Way contraste énormément avec le propos clair de Marco Armiliato à la baguette. Le but du metteur en scène, qui n'apparaît que vers la fin de la représentation, consiste à montrer comment l’opéra de Bellini, qui situe le drame amoureux en Gaule occupée juste avant la chute de l’empire Romain, impliquait à l'époque de sa création une féroce critique politique évoquant la domination autrichienne sur les Milanais. Ainsi, les druides celtes qui célèbrent leurs cérémonies dans les forêts de carton d’un théâtre néoclassique font place, avant l’apparition de Norma, à un Pollione en uniforme autrichien. À partir de ce moment, la scène change incessamment, les coulisses du théâtre se montrent aux spectateurs et la rébellion gauloise devient insurrection italienne. Si l’idée semble puissante, sa cohérence ne se révèle qu’au prix de toute une succession de décors anachroniques où une Norma médiévale (qui fait penser à la protagoniste de Rebelle, le film du Disney), peut apparaître en même temps sur la scène avec une Clotilde habillée en bonne du XIXème siècle et une Adalgisa en tunique de prêtresse celtique. Les superbes décors de Charles Edwards auraient donc pu être mieux mis en rapport avec une narration scénique davantage construite, plus progressive dans le dévoilement du commentaire politique sous-jacent au drame.

Cette mise en scène, belle et confuse, permet toutefois aux chanteurs de déployer toutes leurs ressources, dans des espaces amples et ouverts. La canarienne Yolanda Auyanet interprète une puissante Norma joyeuse de voix et sautillante, avec des aigus pénétrants mais aussi des graves très mesurés. Ses montées et descentes glissent délicatement, fruit de son contrôle technique expert. Le chant paraît très calculé et la soprano se montre très attentive à placer chaque note précisément. Ce calcul lui permet de gérer son instrument d’une façon très professionnelle mais l'empêche aussi de se laisser emporter par son personnage, incarnant une Norma peu expressive sur le plan dramaturgique quoique d’une exécution musicale colorée, précise et ravissante. Pour le tant attendu air "Casta Diva", elle agit avec modération, ne portant pas sa voix jusqu’à l’extrême. Cette retenue assure la qualité de sa performance, évitant toute imprécision et l'aria est couronnée d'une belle fioriture belcantiste, à laquelle le chef Marco Armiliato cède élégamment le pas.

Pour sa part, la française Clémentine Margaine incarne une Adalgisa très claire de chant, avec des notes rondes qu’elle a l’air et l'art d’émettre sans aucun effort. La puissance de sa voix est remarquable, spécialement ses aigus d'un grand lyrisme. Son italien reste très intelligible, même dans les passages les plus ardus. De plus, la facilité qu’elle semble déployer pour chanter lui permet d’être plus émotive encore dans son interprétation. Les deux chanteuses savent ainsi se compléter, leurs duos offrant les moments les plus remarqués de cette production. Le premier air de Clémentine Margaine, Sgombra é la sacra selva, est toute entière une déclaration d’intentions sur la manière de mener son personnage tout au long de la représentation, avec conviction et sensibilité, aidée par son puissant instrument, en montrant avec la même ardeur autant de colère que de désespoir.

Du côté des rôles masculins, Pollione est interprété par Michael Spyres, qui manque ce soir de force pour vaincre le mur orchestral de la musique romantique Bellinienne, mais qui se révèle habile et délicat quand l’orchestre joue plus doucement. Ses transitions sont un peu brusques et forcées, très appuyées sur le vibrato et ses notes résonnent peu, disparaissant rapidement dans la salle. Cependant, sa prosodie est bien claire et il est capable d’un chant solide dans le registre médian (mais perd de son ampleur quand il monte trop dans les aigus). Il se montre solide vers la fin de la représentation et convaincant dans son duo final avec Norma.

Roberto Tagliavini est un Oroveso revêtu vocalement de rondeur et d'aplomb. Sa voix, au timbre dense, résonne et s’impose sur la scène. Dans son discours du deuxième acte, Guerrieri ! A voi venirme, il montre avec décision son caractère de meneur d'hommes, en guidant un chœur imposant qui sait comment s’évanouir discrètement avec son « Sì, fingiamo ! ».

Le rôle de Clotilde échoit à Berna Perles, qui montre une voix contenue mais vibrante et nette, assez mélodieuse. De son côté, Fabián Lara se révèle correct dans sa courte intervention comme Flavio.
Comme à son habitude, le Chœur du Teatro Real, dirigé par Andrés Máspero, joue bien son rôle. Ses membres exécutent le "Norma viene" avec beaucoup de force et d'accord patriotique, de la même façon qu’il aurait été joué par des milanais subjugués devant les envahisseurs autrichiens. Par contre, le résultat de "Guerra, guerra !" manque de présence chorale et ne réussit pas à surmonter la saturation sonore des autres instruments.

Finalement, un des facteurs clés du succès de cette production tient en la bonne attention et au savoir-faire de Marco Armiliato, qui dirige l’Orchestre du Teatro Real à un tempo joyeux. Sa dextérité se fait sentir dès l’ouverture, menée à l’unisson et dans un rythme régulier. L’accompagnement de l’orchestre pendant les arias principales est mesuré et donne assez d’espace aux chanteurs, aspect très important pour le bel canto. Le maestro semble dialoguer avec les solistes, surtout avec Norma, au point de faire de l’orchestre un personnage supplémentaire qui partage la souffrance de ses camarades.
Le chef d'orchestre Marco Armiliato et le metteur en scène Justin Way offrent ainsi au Teatro Real une production de Norma avec des voix d’exception et très bien dirigées sur le plan musical compensant le propos scénique : de quoi donner hâte d’assister au Siegfried qui se déroule également en ce moment sur la scène madrilène et dont nous rendrons prochainement compte sur Ôlyrix.