Le Palais aux multiples enchantements à l’Opéra de Dijon
À plusieurs reprises déjà les saisons passées, Laurent Joyeux et Leonardo Garcia Alarcon se sont retrouvés pour travailler ensemble autour d’un ouvrage lyrique particulièrement rare de la période baroque. À travers Le Palais enchanté, ils franchissent encore une étape avec un opéra ambitieux et tentaculaire (16 solistes sur scène) créé à Rome au Palais Barberini le 22 février 1642, un an donc avant la présentation par Monteverdi à Venise du Couronnement de Poppée. En effet, Le Palais enchanté se rattache aux ouvrages lyriques de la florissante dernière période romaine, celle du Pape Urbain VIII, oncle du commanditaire, ce juste avant que la censure ne vienne s’abattre sur ce type de festivités grandioses du fait de l’accession au trône de Saint-Pierre d’un nouveau pape de la maison rivale des Pamphili, Innocent X qui chassera les Barberini de Rome. Action en musique en trois actes et un prologue, le texte en fut rédigé par le Cardinal Giulio Rospigliosi, principal librettiste du temps et futur Souverain Pontife sous le nom Clément IX, éminent lettré, réputé pour sa charité et sa dévotion. Il puisa son inspiration au sein du Roland Furieux du poète de la renaissance, l’Arioste, propice à l’exposition d’un monde profane magique et enchanté.
Leonardo Garcia Alarcon souhaitait depuis longtemps présenter cet ouvrage au public. Son méthodique travail de musicologue a largement porté ses fruits, même s’il a fallu réduire notablement la durée de la représentation -soit 3h30 de musique tout de même, mais à comparer aux 7 heures lors de la création-, l’orchestrer en totalité et adapter les rôles aux exigences actuelles. Pour mémoire, le Pape Sixte V avait interdit en 1588 aux femmes de paraître en scène à Rome et de fait, tous les rôles du Palais Enchanté furent donc créés par des hommes, notamment mais pas exclusivement par des castrats. L’histoire développée s’avère à la fois simple et passablement compliquée. Dans Le Palais enchanté édifié par le magicien Atlante, sorte de labyrinthe mystérieux, se croisent et interagissent plusieurs couples d’amoureux tourmentés, tour à tour séparés ou réunis par la volonté du sombre magicien qui use et abuse des métamorphoses ainsi que de ses maléfiques pouvoirs. Au final toutefois, les sortilèges d’Atlante se trouvent déjoués. Le Palais est renversé, les couples réunis et le pardon unanimement accordé. L’intrigue en principal se concentre autour du triangle formé par Bradamante, Ruggiero et Angelica, personnages pour lesquels Luigi Rossi a réservé ses meilleures pages musicales, les plus expressives certainement.
La musique de Rossi, qui s’épanouira plus encore dans son Orfeo créé à Paris en 1647 (notre compte-rendu à Versailles), ne cesse de surprendre par sa richesse inventive, la qualité des ensembles et des parties chorales particulièrement ardues, la relative brièveté des airs et plus encore par la puissance expressive des ensembles. L’enthousiasme avéré de Leonardo Garcia-Alarcon pour les partitions anciennes ne cesse de s’affirmer et surtout de se renouveler. A la tête de son impeccable et chaleureux ensemble La Cappella Mediterranea, le chef d’orchestre livre une interprétation constamment mélodieuse, toute empreinte de sensibilité, de rayonnement et plus encore d’absolue conviction. Il confère ainsi au Palais enchanté de Luigi Rossi ses lettres de noblesse.
Pour sa première mise en scène d’un ouvrage lyrique non contemporain, Fabrice Murgia (dont Der Schauspieldirektor à La Monnaie a été reporté et qui doit signer Le Turc en Italie à Liège en janvier prochain), jeune Directeur du Théâtre national Wallonie-Bruxelles, frappe fort juste. Avec ses collaborateurs -Vincent Lemaire pour la scénographie, Clara Peluffo Valentini pour la création des costumes, Emily Brassier et Giacinto Caponio (ce dernier assure par ailleurs la partie vidéo) pour les lumières remarquées y compris en streaming, Fabrice Murgia ancre pleinement l’ouvrage dans le monde contemporain, au milieu des affres actuelles et des multiples interrogations qu’elles suscitent. Sa mise en scène virtuose et concentrée s’inscrit dans une sorte de métaphore des lieux emblématiques de notre société, lieux pesants et fantomatiques où l’homme tente tant bien que mal de vivre et résister : un hôtel sans charme aux chambres démultipliées, un parloir déshumanisé d’une prison pour femmes aux États-Unis, un hall d’attente d’aéroport où des affiches d’Atlante Airways semblent promettre une utopique évasion, des toilettes pour hommes, un hôpital, le tout sous l’œil affûté de deux vidéastes qui scrutent les personnages, avec des gros plans mais qui n’interviennent qu’à des moments clés de l’intrigue. L’ensemble se transforme à vue d’œil, bouge et ne cesse de se mouvoir. Pour autant, aucune gratuité n’affecte la démarche tant cette dernière sert à traduire la complexité des personnages, leur délire pour certain et pour tous, leur souffrance, leur attente. Fabrice Murgia cherche à renouer avec les composantes de la machinerie illusionniste du théâtre des XVIIème et XVIIIème siècles tout en lui appliquant les principes d’une évidente contemporanéité. Il y concilie avec éloquence les éléments de l’ancien et du moderne. Le troisième acte plus dépouillé, celui de la rédemption et de l’éclosion du bonheur amoureux, avec son rideau blanc ajouré, traduit le retour d’une certaine forme d’optimisme. La performance de deux danseurs infatigables et surprenants– Zora Snake et Joy Alpuerto Ritter- apportent de surcroît une pierre importante à l’édifice.
Au niveau de l’interprétation vocale, chaque artiste du plateau s’investit totalement dans sa partie, dans les duos et ensembles (les principaux rôles notamment, tenus par des spécialistes de la musique baroque). Deanna Breiwick donne ardemment corps au rôle de Bradamante, avec son soprano long, fougueux et ses aigus déterminés. Dans le rôle de son amant Ruggiero, Fabio Trümpy fait valoir un vif engagement au service d’une voix de ténor souple et fort attachante. La soprano Mariana Florés, dans un triple rôle (celui de la Magie au prologue, de Marfisa confidente de Bradamante ou de Doralice) affirme des moyens fort lyriques et dans cet esprit d'enchantement. Triple rôle aussi pour sa collègue Lucia Martin-Carton (La Musique, Olympia et Echo), en tout point brillante et d’une constante musicalité.
Mark Milhofer impose sa marque et son expérience de ténor de caractère au magicien Atlante dont il traduit toutes les facettes avec force conviction et caractère. Gwendoline Blondeel vient compléter le plateau dans le rôle de la Poésie au sein du Prologue, avant d’habiter avec art le trop court rôle de Fiordiligi. Une grande délicatesse émane de l’incarnation du rôle d’Angelica par Arianna Vendittelli, ravissante voix de soprano aux beaux effluves. Victor Sicard pour sa part livre un Orlando puissamment viril avec son baryton rompu aux exigences de ce répertoire. Dans le triple rôle de Gigante/Sacripante/Gradasso, la basse Grigory Soloviov exulte et impressionne. De même, le ténor Valerio Contaldo incarne un fier et charismatique Astolfo qui fait résonner son cor magique en fin du deuxième acte pour dissiper tous les intervenants alors effrayés. Et le contre-ténor Kacper Szelazek, au timbre étrange et pénétrant, donne tout son relief aux personnages de Prasildo et surtout du Nain inquiétant, porteur des messages. Le baryton-basse Alexander Miminoshvili s’impose par la certitude de ses moyens importants dans le rôle de Manricardo, tout comme le ténor André Lacerda en Alceste très bigarré. Les Chœurs de l’Opéra de Dijon, appuyés par le Chœur de Chambre de Namur livrent une interprétation modèle de clarté et d’implication.
La production, si tout rentre dans l’ordre, sera présentée sur la scène des opéras coproducteurs, ceux de Nancy et de Versailles, au cours de la saison 2021/2022.